(seule en scène) Le chef d’œuvre inconnu, d’après Balzac, par Catherine Aymerie (Théâtre Essaion)

Jusqu’au 27 juin 2023, Lundi et mardi 19h15, Dimanche 19h30 – Théâtre Essaion, 6, rue Pierre au lard 75004 – Réserver
Mise en scène : Michel Favart avec Catherine Aymerie

A la fois conte fantastique et méditation profonde sur l’art, Le Chef d’Œuvre inconnu tient une place à part dans l’œuvre et la postérité de Balzac. Le défi de Catherine Aymerie qu’elle relève haut la voix est d’en valoriser la puissance théâtrale et réflexive dans un seule en scène attachant et fascinant. Soutenue par une mise en scène minimaliste de Michel Favart, tirant partie de la cave voutée du Théâtre Essaion, la comédienne fait vivre (jusqu’au 27 juin 2023) avec une sobriété éclairante le dialogue de trois (générations) de peintres sur leur art. Pour mieux ciseler la finesse d’écriture, et la richesse de la réflexion sur la représentation de l’artiste-peintre, sa vocation, ses ambitions.

La peinture, quête de l’idéal absolu

Quand trois peintres se rencontrent à Paris dans un Atelier au début du XVIIe siècle, de quoi parlent-ils ? de leur art. Surtout qu’ils incarnent trois générations distinctes : un jeune inconnu (Nicolas Poussin) tente de convaincre le portraitiste du Roi au zénith de sa carrière (Franz Porbus) de lui transmettre son savoir, tous deux sont fascinés par la renommée d’un vieux Maître (Frenhofer) qui peaufine dans la plus grande discrétion, à un tableau d’après modèle, sa Belle Noiseuse. Il  vise dans le plus grand effort – de plus de 10 ans – une représentation « parfaite ». Toute l’intensité des propos sur l’Art tient au rêve d’absolu de ce peintre idéaliste, où l’art et la vie se confondent pour être vraie.

La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète! (…). Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. Les effets! mais ils sont les accidents de la vie. (…). Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent séparer l’effet de la cause qui sont invinciblement l’un dans l’autre!
La véritable lutte est
là.
Frenhofer – Balzac, Le chef d’œuvre inconnu

Le chef d’œuvre inconnu, d’après Balzac, incarnée par Catherine Aymerie (Théatre de l’Essaion) Photo Jean-Francois Delon

Capter l’attention

Dans le cadre loin du monde de la voute de pierre du Théâtre Essaion, Catherine Aymerie saisit d’emblée par le col et l’oreille de sa voix chantante et modulée son auditoire qui n’a aucun artifice pour accrocher ses yeux. Le décor est minimaliste – un fauteuil, un guéridon, un flacon de vin, un verre et un bougeoir – tout droit inspiré d’une Vanité du XVIIe. Ici, on est loin de chevalets, de toiles ou de la luminosité indispensable à la fabrique de la peinture.
Rien ne détourne le spectateur du jeu de la comédienne, et de cette mécanique subtile de la nouvelle de Balzac : une mise en abyme du regard en miroir de celui des peintres qui cherchent à donner « à voir » le ‘chef d’œuvre’, qui reste invisible jusqu’à la révélation finale.

Le chef d’œuvre inconnu, d’après Balzac, incarnée par Catherine Aymerie (Théatre de l’Essaion) Photo Jean-Francois Delon

La lumière valorise le jeu de comédie

La lumière signée Kostas Asmanis contribue à accentuer l’imaginaire du regard, à créer ce climat propice à suivre l’échange très dense entre les personnages. La comédienne s’ingénie à les caractériser, pour mieux les faire vivre. Et elle y arrive parce qu’elle s’adresse à nous. Et brosse avec subtilité le désir de perfection et d’absolu face à l’incompréhension de ses interlocuteurs qui habite le vieux maître « encore plus poète que peintre »

Le corps humain ne finit pas par des lignes. En cela les sculpteurs peuvent plus approcher la vérité que nous autres. La nature comporte une suite de rondeurs qui s’enveloppent les unes dans les autres.
Rigoureusement parlant, le dessin n’existe pas ! 

Frenhofer – Balzac, Le chef d’œuvre inconnu

Le chef d’œuvre inconnu, d’après Balzac, incarnée par Catherine Aymerie (Théatre de l’Essaion) Photo Jean-Francois Delon

La magie du théâtre

Par la grâce de la présence et de la voix, la peinture et le théâtre prennent toute leur dimension esthétique dans le mystère de la révélation, plus que jamais une cosa mentale. Entre récit faustien et anticipation de l’abstraction, les interprétations sont multiples, la comédienne n’en ferme aucune.

Au contraire, la magie verbale et corporelle réveille et stimule avec gourmandise notre imagination. Elle gomme le discours esthétique pour ouvrir les dimensions du rôle de l’artiste, interrogeant et se frottant aux limites de l’Art, et ses fragiles frontières entre l’Art et la Folie. Les positions contrastées entre un vieux maître qui tente subordonner l’art au rendu de la nature, incarnée par la femme, et un jeune artiste qui réussit en acceptant de sacrifier la nature à l’art incarne le mythe fondateur de l’artiste moderne « qui se trouve être la première occurrence, dans la littérature, de la représentation romantique de l’artiste » rappelle Nathalie Heinich, dans L’élite artiste, qui fait du Chef d’œuvre de Balzac, le texte paradigme du  » rôle de la fiction, l’émergence du régime vocationnel chez les créateurs et, plus généralement, du régime de singularité. »

Travaillez !, les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main.
Porbus – Balzac, Le Chef d’œuvre inconnu.

On a trop insisté sur les prétendues sources du Chef-d’œuvre et sa conformité à l’idéologie de l’époque au détriment de sa modernité, de son contenu prophétique. Non seulement le récit illustre à sa manière la poétique romanesque de Balzac et s’accorde souvent avec la pensée de Delacroix, mais il annonce la réflexion esthétique de Baudelaire et préfigure le destin de Cézanne, qui s’est identifié avec Frenhofer.

Oh ! pour voir un moment, une seule fois la nature divine complète, l’idéal enfin, je donnerais toute ma fortune, mais j’irai te chercher dans tes limbes, beauté céleste ! Comme Orphée, je descendrai dans l’enfer de l’art pour ramener en la vie.
Frenhofer – Balzac, Le chef d’œuvre inconnu

Le chef d’œuvre inconnu, d’après Balzac, incarnée par Catherine Aymerie (Théatre de l’Essaion) Photo Jean-Francois Delon

Une incarnation du créateur

Qu’elle soit picturale ou romanesque, la création comporte un travail ardu par lequel la pensée et l’émotion viennent s’empreindre dans les limites d’une forme maîtrisée. « L’art du romancier consiste à bien matérialiser ses idées », revendique Balzac dans la préface du Lys dans la vallée. Incarnant la représentation de l’artiste-peintre de son temps, en complet anachronisme du XVIIe où se tient la nouvelle.

Marginalité de la bohème, mystère de l’initiation, enthousiasme d’un geste créateur plutôt que reproducteur, magie transcendant la technique, don inné, maître faisant fonction de medium plus que de professeur, souffle divin passé dans le corps de l’artiste, ascèse d’une vie tendue vers la survie du nom dans l’au-delà, et où la pauvreté matérielle est comme l’assurance de la postérité spirituelle: ainsi s’explicite sous la plume de Balzac, pour la première fois dans l’histoire de la littérature, le paradigme de l’artiste romantique
Nathalie Heinich, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique (Folio)

Ce spectacle tonique offre une réjouissante plongée – dans tous les sens du terme tant la situation en sous sol de la salle voutée de l’Essaion s’apparente à une descente – dans les affres de l’âme de l’artiste, en quête d’une création artistique, enjeu qui dépasse
largement les domaines respectifs de la peinture et de l’art théâtral, mais si vivant grâce au verbe et à la voix !

#Olivier Olgan