Souvenirs de Bertrand Tavernier, par Philippe Le Guay, le réalisateur d'Alceste en Bicyclette.
« Depuis hier, une grande émotion a saisi la communauté des amoureux du cinéma. Bertrand Tavernier n’est plus. Nous n’écouterons plus sa verve intarissable, ses commentaires enthousiastes sur les films du passé, et sur les films du présent » Philipe Le Guay, réalisateur de Normandie Nue et Alceste à Bicyclette partage quelques souvenirs personnels de ses rencontres avec celui dont le dernier livre avait pour titre « L’amour du cinéma m’a permis de trouver une place dans l’existence ». Tout un programme.
On aimait le cinéaste visionnaire et truculent, sa façon de se déplacer dans l’Histoire, dans le Moyen Age barbare de La Passion Béatrice, dans la Régence de Que la fête commence, ou dans la Grande guerre qu’il a visité à deux reprises, La vie et rien d’autre, Capitaine Conan.
Bertrand était aussi un observateur passionné de son temps, quand il mettait en scène les jeunes prédateurs inconscients de L’appât, ou la brigade criminelle d’un commissariat de quartier, L627.
De la même façon, Bertrand se partageait entre sa passion du cinéma passé et sa découverte généreuse des films de ses contemporains.
Ici, j’aimerais partager quelques souvenirs personnels, puisque le hasard a fait de nous des voisins. Nous habitions à quelques rues de distance dans le 3° arrondissement, et il n’était pas rare que nous nous croisions sur un trottoir, en revenant du marché…
Une conversation de trois minutes se prolongeait en un échange animé d’une demi-heure, pulvérisant le programme de toute la matinée. Bertrand venait de découvrir un de mes films au cinéma ou à la télévision, et il m’en faisait un compte rendu détaillé, faisant l’éloge d’un acteur, de la photographie… La vague vous submergeait et vous laissait groggy et heureux.
Je me souviens d’un voyage Paris-New-York organisé par Unifrance, l’organisme qui diffuse les films français à l’étranger. Je me retrouvais assis à côté de Bertrand et me réjouissais d’échanger avec lui sur ses cinéastes américains préférés, Delmer Daves, André de Toth, William Wellman… Six heures de voyage en perspective, quelle joie !
A peine Bertrand s’était-il assis qu’il m’entretenait sur le programme des films de Lumière qu’il allait présenter au Lincoln Center : quarante films restaurés des frères Lumière, des titres très divers, allant de L’arroseur arrosé jusqu’à des films méconnus, des scènes de famille, des rues des grandes villes du monde, Moscou, Pékin, Tokyo…
Bertrand présentait les films en direct dans la salle, expliquant la genèse des tournages, et le génie de ses inventeurs. On sait que les frères Lumière sont à l’origine de la première séance de cinéma publique au Salon indien du Grand café à Paris (1895). Bertrand avait à cœur de les présenter comme des cinéastes à part entière, et pas seulement des inventeurs.
A peine l’avion avait décollé vers l’Amérique que Bertrand s’échauffait davantage, s’en prenant aux historiens paresseux qui n’avaient jamais regardé sérieusement les films Lumière. Il lui fallait réparer cette injustice, et transmettre la bonne parole au-delà des frontières ! Tremblant de passer tout le voyage avec les Lumière, j’essayais de ramener Bertrand à ses propres tournages, à ses choix de metteur en scène…
Peine perdue ! Six heures plus tard, nous arrivions à New York et Bertrand m’expliquait toujours la différence entre les deux versions de la Sortie des usines Lumière, celle tournée en février 95, à ne pas confondre avec celle de septembre 95…
Bertrand partageait cette érudition avec Martin Scorsese, qu’il avait fait tourner dans son film Round midnight (1986) consacré au grand musicien de jazz Dexter Gordon.
Comme Scorsese, Bertrand ne pouvait séparer l’activité de faire des films avec la passion de les découvrir. Ce n’est pas un hasard si les deux hommes partageaient une enfance marquée par les problèmes respiratoires, l’asthme pour Scorsese, la tuberculose pour Bertrand.
Voilà des enfants qui ne jouaient pas avec leurs camarades, qui devaient se protéger du réel, rester dans la chambre. Rien d’étonnant à ce que la littérature et le cinéma aient été pour eux des exutoires. Bertrand et Martin se déployaient dans une vie parallèle à la vie réelle…
L’année dernière, Bertrand a publié un livre d’entretiens avec Thierry Frémaux dont le titre est tout un programme : « L’amour du cinéma m’a permis de trouver une place dans l’existence ».
On comprend bien sûr qu’en devenant cinéaste, Bertrand a trouvé un dénouement naturel à sa passion : un metteur en scène est aussi un homme d’entreprise, un leader entouré d’une équipe.
Tous les collaborateurs qui ont travaillé avec Bertrand attestent de son énergie et de son charisme, aussi bien dans la mise en place des scènes de bataille de Conan ou de La princesse de Montpensier que dans les moments intimes d’Une journée à la campagne…
Je crois cependant que pour Bertrand le cinéma était davantage encore qu’un simple métier, c’était l’instrument par lequel le monde vous parvient. L’amour des livres et de la musique, qui étaient si essentiels pour lui, passait d’abord par les films.
A l’enfant fragile qui a peur de la réalité, il fallait le cinéma pour la distiller dans l’imaginaire. Il a su ensuite trouver la force de l’affronter et de s’en rendre digne.
#Philippe Le Guay