Théâtre : Stormy Weather, de Thierry Delair (Essaïon) - Cahin Caha, de Serge Valletti (Les Déchargeurs- Avignon 23)

Hasard de la programmation, deux spectacles proposent de vous faire passer un moment du coté de la fabrique de la musique. Avec Stormy Weather, de Thierry Delair, vous rentrez dans le salon d’un trio de jazzmen pour une répétition créative qui va réveiller des blessures intimes (Essaïon  > 24 juin). Cahin Caha associe deux musiciens qui cherchent le parfait accord, sauf qu’ils se cherchent au propre et au figuré, avec la nécessité de trouver un sens pour en finir en beauté, ce qui entraine le spectateur dans d’hilarantes digressions (Les Déchargeurs, > 20 juin, en juillet, La Scala Provence, Festival d’Avignon). Si les tonalités sont différentes, les deux récits mettent des hommes dans les affres affectifs ou poétiques de vivre en harmonie et  étant en accord avec eux-mêmes. Et ce n’est pas si facile !

Stormy Weather, de Thierry Delair, mis en scène par Svetlana de Cayron

Jusqu’au 24 juin 2023, Les jeudis, vendredis, samedis à 21h15, Théâtre Essaïon, 6, rue Pierre au lard, 75004 Paris
Avec : Jean-Baptiste Artigas (pianiste), Renaud Cathelineau (contrebassiste), Benjamin Petit (saxophoniste alto)

Quand les portes de la salle voutée de l’Essaïon s’ouvrent, le spectateur est plongé d’emblée dans un salon cossu et confortable, le pianiste et la contrebasse s’échauffent avec complicité sur Night in Tunisia de Charlie Parker et Dizzy Gillespie. Les deux amis attendent un troisième larron pour travailler leur répertoire. Son retard gratte leur patience. L’arrivée du saxophoniste va entrainer l’annonce d’une bonne nouvelle (la perspective d’un concert à Montreux), très vite refroidie par de moins bonnes, le contrebassiste est en crise avec son épouse. Les appels répétés de celle-ci va parasiter la séance, et ouvrir des blessures intimes et quelques éclats de voix…

Jean-Baptiste Artigas, Renaud Cathelineau et Benjamin Petit plongé dans Stormy Weather, de Thierry Delai (Essaïon) Photo Joris Parvaud

La réussite de ce spectacle original tient à la finesse d’analyse de la situation, nourrie par des dialogues serrés au plus près de personnages, et à la crédibilité des acteurs musiciens : Jean-Baptiste Artigas (pianiste), Renaud Cathelineau (contrebasse), Benjamin Petit (saxophoniste alto) donnent une véritable épaisseur, musicale – à la recherche d’un son original et d’une harmonie improvisée – et psychologique, vivant leur métier passionnément.

S’il est rapidement exacerbé, le huis clos se découpe dans les fils d’un tissu humain, touchant et subtilement réaliste grâce à la mise en scène très fine de Svetlana de Cayron. Ce cocktail d’ego à fleur de peau, d’attentes à fleur de notes, et de frustrations à fleur d’intimité est tonique.
Au cœur de la fabrique musicale, il motive aussi notre respect pour les musiciens en formation de chambre qui doivent composer ou improviser leur amitié comme leur répertoire au long cours.

https://youtu.be/PdDQ4qpEYQ8

Cahin Caha, Dialogue pour un homme seul, de Serge Valletti, par Gilbert Rouvière

Jusqu’au 20 juin 2023, du dimanche au mardi à 21h, Les Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs, 75001 Paris, puis du 7 au 23 juillet, Festival d’Avignon, La Scala Provence, à 17h30
Avec Daniel Martin et Jean-Claude Leguay

Daniel Martin et Jean-Claude Leguay, libérent les mots de Cahin-Caha de Serge Valletti Photo Pascal Gely

Quand la lumière éclaire la scène , elle est vide ! Le spectateur entend une discussion passionnée – nourrie de quelques éclats voix derrière le décor, dont il ne perçoit que quelques bribes. Quand elle se tait, deux hommes en costumes noirs stricts apparaissent, affublés de leur caisse à instrument et de chaussettes aux couleurs lumineuses. Ils les ouvrent très vite pour sortir un trompette et tentent de s’accorder, mais manifestement, leur tête est ailleurs.
Commence un dialogue poétique, souvent décalée où il est question de « vivre », et de « partir », … grâce à l’aide de l’autre.

Au départ, c’était donc une seule personne qui se parlait à elle-même, et puis, chemin faisant, et comme par jeu, ils ont trouvé chacun leur identité. L’un s’appelle Cahin et l’autre Caha. Ils avancent, ils n’en finissent pas d’avancer en s’interrogeant comme chacun de nous quand nous sommes seuls !
Serge Valletti, auteur de Cahin-Caha

C’est Kif Kif et Bouricot… (Daniel Martin)

Finement ciselé, Cahin Caha ou dialogue pour un homme seul interroge le rire en coin autant le sens à donner à sa vie que la bonne façon de prendre  le sens de la marche. Jubilatoire et loufoque, Serge Valletti donne de l’humour et à  le sens de l’écriture bouffonne. Avec il bouscule le sens commun, et essore tout le “bon” sens que les deux personnages tentent de maintenir.

Pour réussir à faire vivre cette tranche de vie, il faut de grands acteurs dans cet échange à la folie mouchetée de poésie : Daniel Martin et Jean-Claude Leguay incarnant à merveille ce duo décalé, entre un chef et un exécutant,  un Clown blanc dominateur et un Auguste naïf et complexé. « Cahin devient Caha et inversement » revendique Valletti. Malgré les changements de tonalités incessants les deux comédiens savent garder une ligne tendue toujours à la limite de l’absurde et du fantastique, jouer sur plusieurs registres tout en gardant la densité de leur personnage.
D’autant que Serge Valletti ne donne à ce dialogue aucun lieu précis.

Auguste et le Clonw Blance , dans Cahin-Caha, de Serge Valleti (Les Déchargeurs) Photo Pascal Gely

La mise à nu d’un processus d’écriture

La mise en scène de Gilbert Rouvière ne cède pas à la tentation de situer ce « monologue à deux voix, Il y a bien deux voix, mais il y a une seule personne ». Entre deux aires, entre deux mondes. Il tisse et tire les fils pour que les deux personnages se déplacent au mieux dans cet espace plein de ressources potentielles mais finalement purement théâtral. Mais il permet une totale liberté aux acteur. « Daniel Martin et Jean-Claude Leguay sont les hommes de la situation ! » insiste Rouvière.
Le spectacle entre deux rires donne au spectateur un plaisir aussi incarné que jubilatoire.

#Olivier Olgan