Théâtre : A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust (Contrescarpe)

Interprété par David Legras, adaptation et mise en scène : Virgil Tanase
Dernières les dimanches 11, 18 et 25 juin à 14h30. Théâtre de la Contrescarpe, 5, rue Blainville 75005 Paris – Réservation – Tel : + 33 1 42 01 81 88

La quintessence, très subjective signée par le metteur en scène Virgil Tanase, de La Recherche du temps perdu est scandée par la diction gourmande et la présence physique très maitrisées de David Legras. Cette invitation séduit autant ceux que la fresque mémorielle de plus de 3000 pages rebute, que ceux qui se targuent de la « relire » régulièrement. Elle réussit à transmettre l’essentiel, la force de l’art, revendiquée comme par la pratique unique « de contraindre l’émotion à se plier aux règles de l’esprit ». Jubilatoire.

L’évidence gourmande et sensuelle d’une prose

La diction et la présence physique de David Legras portent avec gourmandise cette Recherche. David Legras Photo Fabienne Rappeneau

N’ayez pas peur ! Le défi est immense, presque vertigineux. Il est largement relevé. Pour tout public. Avec une très grande économie de moyens – pour mieux concentrer le spectateur sur la fascinante prose proustienne – l’adaptation et le mise en scène de Virgil Tanase l’entraine dans le pli du verbe – grâce au jeu de David Legras – bien au-delà des questions esthétiques et cognitives qu’elle embrasse. « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », le fameux incipit de À la recherche du temps perdu fait du rituel du coucher – cette douloureuse séparation qui prive le narrateur de sa mère le temps du sommeil – la dynamique créative d’une œuvre toute entière et un formidable attrait du théatre où l’acteur nous entraine.

En moins de 75 minutes, toute la densité d’une prose unique – et son évidence sensuelle –  jaillit en matière organique et mémorielle au fil des extraits habilement certis et joués avec une gourmandise communicatrice ; épisodes et figures (Albertine, Combray, tante Léonie, …) les plus connus sont égrénés sans artifice. Les littéraires retrouvent leurs marques mémorielles de ce roman sans intrigue. Les autres y plongent bien guidés dans les mystères de l’esprit (via la mémoire) et de l’art (via un travail en action sélective). « Mon œuvre sera la création de la mémoire involontaire. » Loin de toute théorie, le spectacle nous entraine dans ce process de recherche de la vérité compliqué des sensations.

Eviter l’artifice du digest

L’économie de moyens de la mise en scène de Virgil Tanase favorise à partir de quelques objets les réminisences chères au travail proustien. Photo Fabienne Rappeneau

Miracle d’un crissement d’un landau enfantin pour réveiller un souvenir, prose flottante pour associer les réminiscences, tout est signifiant dans la mise en scène, même si certains recours à des enregistrements font baisser le rythme merveilleusement incarné par l’acteur dandy. Habilement, Virgil Tanase évite cependant de tomber dans la tentation de l’(auto)biographie pour tirer par l’oreille le spectateur dans leur cœur génétique de la Recherche, et de le plonger dans la réalité éphémère de la mémoire. Ce puzzle de phrases – sans autre enjeu que son déroulement – constitue une merveilleuse introduction à l’ambition de Proust; la perception de la réalité s’enrichit quand la conscience laisse la place aux lachers prises mémoriels déclenchés par une émotion qu’il ne s’agit de ne pas perdre : « Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais, à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. ». Cette capacité volontaire de remémoration involontaire devient au sens plein, le travail de l’art.

Une heure et quart d’introspection

Dans un effet immersif et en miroir, le spectateur se laisse entrainer par la cohérence du récit. Pour le faire vivre,

David Legras ne ménage pas ni de sa présence, ni les effets de comédie pour permettre au spectateur de lacher prise sur Proust. Photo Fabienne Rappeneau

pour faire partager la jouissance des phrases, et nous tenir en haleine dans cette quête mémorielle de plaisir évanoui, visant à libérer tous les freins de la conscience. La pièce et son acteur nous invitent dans cette relativité du temps proustien, dans un espace du théatre qui n’est jamais tout à fait le passé ni tout à fait le présent, mais qui participe aux deux. Le verbe  nous touche, parce que ce travail d’écriture devient par la grâce de l’acteur une musique vivante, ensorcelante .
Nous ne résistons pas à citer Proust dans le dernier tome de son œuvre, Le Temps retrouvé : « La grandeur de l’art véritable, c’est de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature . »

En ouvrant d’une manière aussi généreuse le paradoxe fertile du verbe et du conte, cette invitation à la Recherche s’impose comme une action d’intérêt général. et singulière.

#OlivierOlgan