Théâtre : La Campagne, de Martin Crimp, par Sylvain Maurice (La Scala)
Traduit par Philippe Djian (publiée par L’Arche – Éditeur) Mise en scène : Sylvain Maurice, avec Isabelle Carré, Yannick Choirat (Emmanuel Noblet en alternance ) et Manon Clavel.
La Campagne, de Martin Crimp donne à Isabelle Carré un rôle à sa mesure. Dans ce « polar qui se combine avec une tragédie domestique » selon le metteur en scène Sylvain Maurice qui signe une mise en scène tirée au cordeau, elle incarne une quadra troublante et troublée mariée à Richard (Yannick Choirat) qui ramène sans véritable justification une jeune femme inconsciente (Manon Clavel). Du trio conventionnel, le britannique cisèle – sur une traduction de Philippe Djian – un piège délicieusement diabolique, aux multiples énigmes et rebonds. Faîtes vite ce bijou aux éclats noirs se termine le 18 juin au Théâtre La Scala.
Des faux-semblants aux vraies fissures
Un couple vient de s’installer à la campagne avec leurs enfants fuyant la ville et les démons qui accompagnaient le mari médecin. Un soir, il ramène chez eux une jeune fille inconsciente qu’il dit avoir trouvé sur le bord de la route.
Mais les propos contradictoires de Richard éveillent des soupçons chez sa femme, Corinne.
Leur couple est-il toujours aussi solide ? Qui est cette fille ?
Le cadre est posé, la tension monte, la chute sera brutale.
– Embrasse-moi, demande Corinne la femme
– Je t’ai déjà embrassé, répond le mari, Richard.
– Embrasse-moi encore.
Par petites touches et par ellipses, l’auteur britannique instille un climat mystérieux, d’une violence rentrée, aux chausses trappes et double fonds. L’intrigue aux dialogues ciselés à la pointe sèche traduits par Philippe Djian nous invite à une joute, une partie de ping-pong brillantissime où les conventions du couple se dissolvent sous l’acidité des ambivalences.
Ce qui me fascine, c’est que sous les aspects presque conventionnels ou bourgeois de ce dispositif, Martin Crimp traite de la « dépersonnalisation ». Le couple, sous ses mots, est une machine à essorer le désir et même à anéantir la personnalité. La Campagne est une pièce très concrète, avec un art du dialogue très rare, qui oscille entre l’ironie et la profondeur.
Sylvain Maurice, metteur en scène de La Campagne
Faire craquer les conventions
Multipliant les pistes entre comédie sociale, polar domestique et conte cruel, Martin Crimp allume à partir de trois brindilles un feu roulant qui ne cessera d’embraser les cœurs et les corps. Nourri par une succession de variations de plus en plus perverses : des duos, la femme et le mari, la femme et la maîtresse, la maîtresse et le mari, … puis trio voir double duo, avec un imprévisible personnage qui s’invite dans cette valse sulfureuse.
Pour tendre au maximum les mots et les pas de deux, le metteur en scène, Sylvain Maurice, a choisi le dépouillement minimaliste : une longue table en bois brut sert de tréteau improbable où les acteurs vont et viennent autour et dessus, une chaise à fleurs… Clin d’œil ironique, pour nous rappeler que nous sommes à la campagne.
Isabelle Carrée éblouissante
Dans cette subtile marqueterie de situations, et de règlement de comptes intimes, chacun dans son rôle ambigu et fragile, les acteurs sont parfaits. Isabelle Carré incarne une femme au bord du vide, tour à tour fragile, battante, lumineuse toujours. Yannick Choirat, équivoque à souhait. Enfin la jeune Manon Clavel (Rebecca, la maîtresse) confondante de naturel est une vraie révélation et à suivre pour ses prochaines prestations.
Les gens n’incarnent rien, les gens vivent.
#Patricia de Figueiredo