Théâtre Six personnages en quête d’auteur, de Pirandello (Espace Cardin)
Mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota avec la troupe du Théâtre de la Ville à sa création en 2001 : Hugues Quester, Alain Libolt, Valérie Dashwood, Sarah Karbasnikoff, Stéphane Krahenbuhl, Chloé Chazé, Céline Carrère, …
Classique, le terme parait réducteur pour définir Six personnages en quête d’auteur tant la pièce de Pirandello (1867 – 1936) et sa mise en abîme – du théâtre dans le théâtre – reste un pilier du répertoire contemporain. A l’occasion du centenaire de la pièce créée en mai 1921, Emmanuel Demarcy-Mota reprend jusqu’au 2 décembre sa mise en scène d’octobre 2001. Avec la saveur d’une autre mise en abime, celle d’une troupe d’acteurs magnifiques qui incarnent leur personnage depuis 20 ans
Entre fiction et réalité
Rodée, puissante et radicalement moderne, la mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota pourtant créée en 2001 n’a pas pris une ride et continue à éclairer d’une façon crue et âpre l’époustouflant jeu de miroirs et de mirages construit par Pirandello. Alors qu’une troupe -acteurs et techniciens (les mêmes qu’en 2001) – se prépare à monter un spectacle, six personnages, tous issus d’une famille bien étrange : le Père (Hugues Quester), la mère (Sarah Karbasnikoff), la belle-fille (Valérie Dashwood), le Fils, l’Adolescent et la Fillette, envahissent la scène pour brouiller les frontières entre fiction et réalité. Tant bien que mal, le metteur en scène – et son double incarné par Alain Libolt – essaye de tirer les fils de cet écheveau dramatique qui se mêlent et se démêlent à un rythme parfois suffocant. Pari que Pirandello résume en faisant dire au Directeur/metteur en scène : « Comprenez, que sur une scène, ce n’est possible ! Il faut représenter ce qui est représentable ! »
Contredire l’éphémère
Antonin Artaud à propos de ces «Six personnages » résumait l’impossible : «Par glissements successifs, la réalité et l’esprit se pénètrent si bien que nous ne savons plus, où l’un commence et où l’autre finit.» La recherche d’identité est au cœur de mises en abime infinies : les uns cherchent un auteur qui puisse les comprendre et les rendre « vrais », les autres cherchent un référent pour composer leur rôle. « Le drame est la raison d’être du personnage, sa fonction vitale, ce par quoi il existe. écrit Pirandello dans la préface de la pièce. De ces six personnages, donc, j’ai accueilli l’être en refusant la raison d’être ; j’ai pris l’organisme en lui attribuant, plutôt que sa fonction propre, une autre fonction plus complexe où la première entrait à peine comme donnée de fait. [Mais] il est exact qu’en fait de raison d’être, de fonction, je leur en ai donné une autre, précisément cette situation “impossible”, le drame de l’être en quête d’auteur, de deux personnages refusés. »
Une leçon de théâtre dans le théâtre
Atténuant le ressassement très discoureur pirandellien, la force du spectacle tient à l’admirable direction – parlons plutôt de chorégraphie – millimétrée des quinze acteurs qui ne quittent jamais la scène. Pour la plupart, ils ont participé à la création et à la tournée quasi ininterrompue du spectacle. Chacun marque son double « à la culotte » pour reprendre une expression trivialement sportive pour suivre ou déborder son alter-ego grâce à une connaissance intime de sa place, son aura et de sa prise au sol. Cette maitrise d’un chaos en constante évolution jongle avec brio sur ce jeu à somme dramatique de la permutation des rôles, des récits et des fonctions dans la restitution fragmentée et exacerbée d’un récit exutoire terrifiant où plane l’inceste et la mort d’une innocente.
Tout est illusoire et interchangeable.
Plongé dans un clair-obscur inquiétant, l’ espace scénique suggérée Emmanuel Demarcy-Mota refuse et ne permet aucune ligne de fuite ; il bouscule ou brouille selon les éclairs du récit, les frontières entre le réel et l’imaginaire, la vie et le rêve, les êtres de chairs et les fantômes. Et devient comme le lieu de la fabrication de tous les possibles par le génie de la situation, et de la mécanique théâtrale qui fait sortir décor ou éclaire une scène.
A la différence de Pirandello qui reconnaissait n’être pas « un dramaturge mais un narrateur » souvent dépassé par ses personnages, la troupe les tient et retient sans cesse l’attention du spectateur tiré entre émotions brutes et raisons intimes.
Au-delà du patrimonial, un spectacle visionnaire.
Même s’il connait la pièce, ce qu’il se révèle au spectateur ne peut le laisser indifférent ; harcèlement du père, prostitution de la mère, accident meurtrier… L’exposition des drames a les ressorts triviaux d’une télé réalité, et les personnages, des archétypes de faits divers. Et s’approche pourtant de l’Universel. Pirandello est formel : « Tout phantasme, toute créature née de l’art doit avoir son propre drame afin d’accéder à l’être, c’est-à-dire un drame dont cette créature soit le personnage et pour lequel il le soit. »
La reprise d’un spectacle créé en 2001 confère une mise en abime supplémentaire qu’ Emmanuel Demarcy-Mota définit avec les mots justes : « Le principe de recréation amène aussi à observer le vieillissement de notre troupe, à voir comment, treize ans après la première création de ce spectacle, nous abordons cette pièce. Nous avons tous changé : reprendre cette pièce aujourd’hui est aussi une façon d’interroger notre rapport à la vie, à notre propre existence, aux spectateurs… »
Six personnages en quête d’auteur reste une pièce de rupture, comme en témoigne le scandale qu’elle provoqua à sa création. Ce spectacle à la fois lugubre et éclairant en entretient magistralement la suffocante puissance.
#OlivierOlgan