Théâtre : Suzanne Valadon, sa vie avec Maurice Utrillo, de et avec Françoise Taillandier (Le Guichet Montparnasse)
Nouvelle mise en scène d’ Hélène Darche, avec Françoise Taillandier et Samuel Beydon (piano, voix), de la Cie Le MatouKiTouss
Progressivement, Suzanne Valadon passe du statut de modèle ou maitresse de Toulouse Lautrec, Utter, Satie… et mère de Maurice Utrillo, à celui d’artiste pionnière de la modernité. Le destin haut en couleur de cette figure de Montmartre méritait un spectacle qui lui rende justice. Avec une remarquable économie de moyens, celui de Françoise Taillandier triomphe depuis deux saisons au Guichet Montparnasse jusqu’au 22 décembre 22. Celle qui l’incarne brosse à la fois un portrait de femme contre les stéréotypes machistes et une mère tentant de sauver son fils de l’alcool. Samuel Beydon incarne tous les hommes qui ont nourris cette amnésie collective.
Moderne, sur la toile et dans la vie
« On la surnomme Suzanne car elle pose nue pour des vieillards, comme l’héroïne de l’Ancien Testament » rappelle Magali Briat-Philippe, conservatrice en chef du monastère royal de Brou (Bourg en Bresse). L’une de ses expositions récentes contribue patiemment à sortir l’œuvre de Suzanne Valadon de l’amnésie collective qui a reléguée tant d’artistes femmes dans l’ombre. L’enfant naturel d’une lingère limousine montée à la Capitale a subi la double peine, modèle/maitresse/femme et mère d’artistes pour se briser sur le plafond de verre du succès.
D’autant que paradoxalement, poursuit la conservatrice « tandis que Marie Laurencin exhale sur la toile la délicatesse propre à son sexe (le filon sera payant), Suzanne Valadon se distingue par son trait vigoureux, associé par le critique d’art Adolphe Basler en 1929, l’associe à une ‘mâle brutalité‘ .»
La façon de faire revivre les figures de Montmartre vaut tous les livres d’art.
En à peine 80 minutes, la comédienne et auteure brosse et incarne le destin d’une sacrée personnalité ! Pourtant, issue d’un milieu simple qui la condamnait à toute carrière artistique, le jeune modèle puis artiste autodidacte malgré les obstacles devint l’une des pionnières de l’effervescence artistique parisienne en ces années 1900. Autour d’une toile omniprésente, quelques accessoires et quelques musiques judicieusement choisies, suffisent à peindre la vie haute en couleurs et les drames personnels de Marie-Clémentine – de son prénom de baptême – Valadon (1865-1938).
Une puissante personnalité gâchée par les préjugés sort de l’ombre, certes à force d’anecdotes, mais elles valent de longs discours quand l’ostracisme est une évidence quotidienne. La mise en scène – revue des saisons précédentes – d’ Hélène Darche ramasse bien la succession de vies de cette battante jusqu’au bout du pinceau !
Le fils est une souffrance et un concurrent
Autre magie de la pièce, Samuel Beydon incarne tous les hommes qui se sont servis d’elle : ses amants, Puvis de Chavannes, Renoir, … – Degas et Toulouse-Lautrec vont croire en elle, son mari, André Utter, de vingt ans son cadet et surtout son fils, Maurice Utrillo. Sans ne rien dire sur l’identité du père, elle élève, depuis 1883, avec l’aide de sa mère. Malgré sa faible santé mentale, son addiction à l’alcool et ses crises, elle le soutient, lui transmet sa passion de la peinture au point que les vues montmartroises de Maurice éclipseront le travail de Suzanne.
Plus que jamais singulière
Cette ambiance fervente est brossée avec gourmandise par Françoise Taillandier qui incarne crânement Suzanne. Le public sent à quel point la comédienne s’est investie – voir s’identifie – dans cette figure bouillonnante de vies. Elle sait faire passer autant les désirs de femme que sa volonté de s’imposer dans un monde d’hommes malgré les obstacles comme artiste. On comprend mieux aussi le tempérament de feu de ce talent autodidacte. Cette figure de l’émancipation féminine sut aussi gagner ses galons d’artiste, à défaut de vendre. En multipliant les scandales notamment en peignant des nus. Elle en révolutionnera le genre, qu’elle veut monumental, voire brutal, comme un manifeste de la femme contemporaine libre.
L’artiste femme n’existe pas
« Je me suis attachée à présenter, à partir d’anecdotes révélatrices, le tempérament hors norme d’une femme qui a su prendre à bras le corps son quotidien pour le transformer en destin et cultiver son talent pour le transformer en œuvre d’art. » écrit Françoise Taillandier dans sa note d’intention. Par son jeu, elle réussit à nous plonger dans ce destin hors norme et nous invite à mieux connaitre la personnalité dont le style si singulier était jugé comme « non féminin ». Dernière preuve pour vous convaincre d’aller voir la pièce puis le Musée d’Orsay. Toute sa vie Suzanne Valadon a réfuté l’idée d’un art produit par des femmes, prétendument qualifié de « féminin », en refusant d’intégrer d’adhérer à la Société des femmes artistes modernes. Elle était clairvoyante, Suzanne !
Merci Mme Taillandier pour cette révélation incarnée !
#Olivier Olgan