Picasso incarné

Jean-Pierre Bouvier et Sylvia Roux prtoganiste d’une corrida d’Un Picasso de Jeffrey Hatcher (Studio Hebertot) Photo Michael Adelo

Par la grâce du théâtre, Picasso semble vivre nos sous yeux. Inspiré par les photos et les autoportraits du peintre, cheveux lisses, raie de coté, épaules larges, Jean-Pierre Bouvier l’incarne d’abord physiquement, râblé, rallant, éructant, comme un taureau en cage. Mais aussi psychologiquement. La justesse ici consiste à ne pas s’être fait « la tête » de Picasso. Au sens propre et figuré. Mais comme tout grand acteur, d’avoir été la chercher en lui. Evitant tous les écueils, son personnage si public, si représenté en très convaincant !

En 1 heure 15, cette pièce nous invite à pénétrer dans les affres de la création d’un artiste « engagé » dont la complexité nous apparait et nous questionne. C’est fort, drôle, pertinent, insolent, enrichissant : une peinture se dessine sous nos yeux.
Anne Bouvier

Un arène sombre dans une cave de l’Histoire

L’arène, c’est une cave encombrée de bric et de broc mais surtout de caisses de tableaux. Nous sommes sous l’occupation à Paris. Picasso se rend à une convocation dont il ne sait le motif, seulement qu’il ne peut s’y soustraire. Quand une femme le retrouve avec pour ordre de lui faire authentifier des tableaux… voués à un autodafé. Le taureau sort de sa cage. Une corrida – verbale et sensuelle – commence.
Et elle vous tient en haleine tant les questions abordées restent vitales pour l’art et la création !

Jean-Pierre Bouvier incarne un Picasso en démêlé avec une enquêtrice nazie Sylvia Roux, dans Un Picasso de Jeffrey Hatcher (Studio Hebertot) Photo Michael Adelo

Une pièce à l’ efficacité américaine

Si son auteur ne s’appuie pas sur un fait historique précis, il est crédible ! Jeffrey Hatcher a du métier, le scénariste américain reconnu  – de Colombo à  La Duchesse  – réussit à nous plonger dans le climat paranoïaque de l’époque, des abus de pouvoirs des autorités nazies à la position inconfortable de Picasso resté à Paris. S’il est protégé par la reconnaissance internationale, il reste le créateur d’une peinture « dégénérée« .
Le ressort de la pièce l’oblige à se « rendre coupable » de sa création pour en justifier la destruction, il est tendu par des dialogues ciselés, dessinant à l’acide autant sur la psychologie des personnages que sur la situation de l’art à l’époque. Sans tomber ni dans la facilité ni la caricature. Ce qui n’empêche pas quelques bourdes, comme Apollinaire désigné comme homosexuel… qu’on oublie vite, tant l’efficacité de la situation et de la mise en scène d’Anne Bouvier – qui rythme parfaitement la corrida – permettent aux acteurs de pousser leur personnage jusque dans leurs plus intimes retranchements.

Difficile de départager un vainqueur avec Un Picasso de Jeffrey Hatcher (Hébertot) Photo Michael Adelo

Se confronter à l’Histoire

L’attachée culturelle allemande qui vient faire son office d’instrumentalisation nazie connait le travail de cet « artiste ». Et c’est en connaissance de cause qu’elle veut réussir sa mission.
Ici le triomphe des vainqueurs justifie toutes les relectures de l’art à son profit. Quitte à effacer ce qui dérange !  Dans le rôle du commissaire politique, il fallait toute la sensualité d’abord raide – puis explosive – de Sylvia Roux pour résister aux assauts verbaux – puis physiques – du Catalan.
A l’issu des multiples tournoiements de muleta, qui change constamment de mains, aussi rapidement que les traits d’esprit, inutile de vous désigner un vainqueur. Il n’y a pas d’estocade, ce n’est pas ici le procès. Sauf peut-être la portée de ce spectacle pour éviter stéréotypes et jugements hâtifs !

Une pièce à mettre au dossier du procès de l’Ogre Picasso

Car si Un Picasso a été créé en France, il y a quatre ans, la pièce tirée au cordeau est à mettre au dossier pour mieux éclairer le procès en cours de l’ « ogre » Picasso pour reprendre le titre d’un Hors-Série de Télérama à l’occasion du 50e anniversaire de sa mort : « L’idée de l’homme infâme fait son chemin ». Avant que ce procès en « sorcellerie misogyne » ne dégénère trop souvent appuyée sur quelques faits sortis de leur contexte et projetant sur une icône – certes brutale – les attentes d’aujourd’hui au risque d’en balayer l’œuvre, il convient de cerner les ressorts et les circonstances de l’accusé. Ce spectacle y contribue.

Alors, au lieu de honnir une œuvre qui se maintient, solide, inlassablement substantielle, repensons notre rapport à l’artiste : homme faillible, homme d’un siècle révolu dont la longévité le conduit au terme du XXe siècle. Refusons les mythologies, toutes éculées, la romance aussi, rebattue.
Laurence Madeline, Cherchez l’infâme, essai dans Télérama, synthèse de son livre indispensable, Picasso 8 femmes, Ed. Hazan. avril 2023.

#Olivier Olgan