10 expositions (et Beaux-Livres) insolites à voir ou à offrir

Dans l’offre pléthorique muséale, inspirée par le vent surréaliste,  une dizaine d’expositions ouvrent de nombreux champs de curiosités, et d’imaginaires : du Chant des Sirènes, aux Figures du fou, en passant par L’Age atomique, les artistes à l’épreuve de l’histoire, à L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux, de l’ esthétique transatlantique (Paquebots 1913-1942), à celle des Faits divers ou du Trompe l’œil. Des personnalités se révèlent sous des angles inédits: Bacon et l’âge d’or du design, les Planète(s) Decouflé ou à découvrir : La Renaissance extravagante de l’enlumineur Geoffroy Dumonstier. Non exhaustifs, les choix d’Olivier Olgan sont renforcés par la qualité éditoriale des catalogues qui font des Beaux-Livres somptueux à lire ou à offrir.

Bacon et l’âge d’or du design (eac., Châteaux de Mouans-Sartoux)

Le saviez-vous ? C’est en France que Francis Bacon obtient ses premières commandes sérieuses de travail comme… décorateur d’intérieur. Elles seront le catalyseur de sa vocation d’artiste  Ce passionné du design français du début des années 1930. Le post-cubisme – Ozenfant et Léger notamment -mais aussi le Bauhaus ont été ses sources d’inspiration dans sa pratique notamment la création de tapis. Or, c’est à la même période, en 1930, qu’est fondé le groupe Art Concret dont les principes peuvent être appliqués à d’autres domaines en prise directe avec la réalité et la société comme la typographie, l’architecture et le design.

Le principal but de Bacon en tant que décorateur est de créer un intérieur homogène. Dès lors, il paraît peu surprenant que ses œuvres picturales répondent aux compositions de ses tapis.
Dr Rebecca Daniels, Chercheuse pour la Succession Francis Bacon

Parallèlement, Francis Bacon designer est remarqué dans un numéro de la revue d’art britannique The Studio intitulé « Le style 1930 dans la décoration d’intérieur britannique», qui salue le caractère étonnamment avant-gardiste de ses créations d’intérieur. Ses meubles sont principalement influencés par le travail de designers de l’époque comme ceux de Pierre Chareau, Eileen Gray, Le Corbusier, André Lurçat, Robert Mallet-Stevens, Charlotte Perriand ou encore Pablo Picasso… Le parcours et catalogue présentent un ensemble significatif d’œuvres de cette période: peinture, mobilier, tapis que le peintre a ensuite rejeté sous  prétexte  qu’il  est « terriblement influencé par le style français de l’époque »
Jusqu’au 5 janvier 2025, eac. Châteaux de Mouans-Sartouxcatalogue sous la direction Elsa Boustany, et Fabienne Grasser-Fulchéri (co édition eac. Francis Bacon MB Art Foundation)

Geoffroy Dumonstier, L’extravagante Renaissance (Pôle culturel Grammont de Rouen – Lienart)

Geoffroy Dumonstier, si vous n’êtes pas spécialiste de la Renaissance française, ce peintre, enlumineur et graveur rouennais du XVIe siècle, ne vous dira pas grand-chose. C’est tout le mérite de l’équipe pluridisciplinaire sous la direction de Vincent Maroteaux des Archives départementales de la Seine-Maritime, appuyé celles de la BNF et du Louvre que d’avoir réuni leur force pour sortir de l’ombre l’œuvre de cet artiste polyvalent: de son atelier échoppe de Rouen au Château de Fontainebleau à la cour du Roi. L’exposition réunit une centaine d’œuvres pour constituer un véritable écrin pour se plonger cette « Renaissance extravagante », entre idéalisme et humanisme,  par créer un véritable catalogue raisonné qui désormais fait référence autant pour son enquête scientifique que ses révélations artistiques par des attributions passionnantes.
Jusqu’au 5 janvier 2025, Archives de la Seine-MaritimePôle culturel Grammont, Catalogue (raisonné), sous la direction de Vincent Maroteaux et de  Dominique Cordellier, Coédition Les Archives départementales de la Seine-Maritime et Lienart Editions

Le chant des sirènes, l’eau racontée par les artistes (Villa Medici – éditions Empire)

Après Histoires de pierres, l’eau dans tous ses états, depuis Rome, où l’eau semble éternelle !
Du bien essentiel à la vie à la quête métaphorique de sa source, entre eaux de jouvence et eaux funestes, des civilisations englouties aux pratiques rituelles en passant par les eaux troubles des routes commerciales, c’est autant une histoire de régénération que de survie. L’enjeu intime et collectif effondre le temps et l’espace et formule une théorie fluide dans un monde dominé par son manteau marin « où les continents ne sont que des accidents ».

L’avenir se liquéfie, le monde se fluidifie. Et nous ne sommes qu’eau, la Terre est surtout Mer. Plongeons.

Fonder nos récits d’émergence. 30 artistes nous invitent à reprendre du terrain au sens propre, reconvoquer les propriétés magiques de l’eau pour penser notre monde. Cette plongée rafraichissante ruisselle aussi d’ ambivalences. Les récits sur les origines de l’eau se mêlent à ceux qui conjurent les temps futurs où elle menace par son déluge et son manque, et où le niveau des mers monte en même temps que les rivières s’assèchent.
Convoquer les nymphes et les sirènes comme figures de transition

La figure hybride de la sirène, tour à tour maléfique et protectrice, moitié femme, moitié animal, joue le rôle de guide pour naviguer entre ces mondes, des profondeurs à la surface. Son ambivalence résonne avec celle de l’eau, espace de métamorphoses. 

Jusqu’au 13 janvier 2025, Villa Medici, Rome, catalogue sous la direction de Caroline Courrioux et Sam Stourdzé, co édité Villa Medici – Empire

Planète(s) Decouflé, scénographie de Marco Mencacci (CNCS Moulins – Éd. Cinq Continents)

Partir pour les Planète(s) Découflé, c’est accepter de plonger dans un univers métaphorique, fantastique, toujours ludique. Depuis Codex en 1986 et premier triomphe international, aux Nouvelles Pièces courtes (2017), en passant par l’acmé de l’ouverture des JO d’hiver de 1992, les inspirations du chorégraphe Philippe Decouflé surfent entre métamorphoses et irrévérences, rêves et cartoons. Son croisement précipité entre fantaisies déjantées et humour poétique prend une dimension jubilatoire dans la somptueuse mise en scène de Marco Mencacci. Pour un véritable feu d’artifice formel et visuel. Lire plus par Olivier Olgan
Jusqu’au 13 janvier 2025, Centre national du costume et de la scène (CNCS), catalogue de Philippe Noisette avec la complicité de Philippe DecoufléCNCS / 5 Continents.

Figures du fou, du Moyen âge aux romantiques (musée du Louvre – éditions Gallimard)

Nous sommes toujours le fou de quelqu’un. Le Louvre nous entraine dans les « figures » de l’autre. Celui qui inverse les valeurs, voire renverse l’ordre établi est une représentation à la fois familière et pourtant lointaine, omniprésente mais souvent reléguée dans les marges – et, finalement, rarement regardée pour telle.

Du Moyen Âge aux Romantiques les figures de fous se déploient en représentations artistiques et littéraires dans leur très grande diversité : de la folie d’amour à la folie médicale, de la folie de cour à la folie du monde sans oublier le fou de Dieu qui interpelle le divin.

Somptueusement scandé, dans un espace repensé, plonger dans ces images et dans ces textes, c’est bien sûr interroger à ce que la norme conserve comme à ce qu’elle rejette. Et personne ne peut y être indépendant.

C’est aussi reconsidérer quelques articulations majeures de l’histoire et de l’histoire de l’art, à l’aune d’une figure qui cristallise des inquiétudes et des passions aussi individuelles que collectives. En questionnant tout ce que regarder, identifier ou représenter le fou peut dire de préoccupations et d’angoisses récurrentes d’hier, il nous montre aussi notre « folie » désormais « psychiatrisée » face à la guerre, aux bouleversements politiques, aux crises religieuses, économiques ou climatiques voir à la peur de plus en plus atomique – d’aujourd’hui. Reviens Bosch nous sommes tous « fous » !
Jusqu’au 13 janvier 2025, Musée du Louvre, catalogue sous la direction de Élisabeth Antoine-König et Pierre-Yves Le Pogam éditions Gallimard

L’âge atomique, les artistes à l’épreuve de l’histoire (MOM Paris – Paris Musées)

Heureuse coïncidence que le rapprochement de l’imaginaire du fou et de l’atome (le rayon X est découvert en 1895) ! Comme toutes découvertes scientifiques majeurs, l’infiniment petit et l’intra monde fascinent les artistes, les commissaires y voient même dans la fascination pour les découvertes scientifiques et la désagrégation de la matière, l’une des dynamiques de l’abstraction (Kandinsky – Kupka – Larionov)

Mais le potentiel, puis l’utilisation de la bombe ouvre un nouvel âge « la nucléarisation du monde » : le champignon atomique devient l’image omniprésente qui impose l’anéantissement que l’Homme lui-même fait peser sur sa propre existence. Cette menace devient planétaire, elle ne se limite plus à des conflits locaux mais englobe l’humanité toute entière dans un seul moment, un seul geste. »

Très engagée sur les risques et « l’épreuve » de cette « civilisation de l’atome » dont elle ne retient que les accidents, Tchernobyl (Ukraine) et Fukushima-Daiichi (Japon) elle en oublie que sa maitrise est aussi le potentiel d’une énergie décarbonée.
Le débat est donc ouvert grâce à de nombreux essais qui explorent cet « Âge atomique » sous les trois angles de l’art, de la science et de la politique.
Jusqu’au 9 février 2025, MOM Paris, catalogue sous la direction de Julia Garimorth et Maria Stavrinaki, Paris Musées.

Le trompe-l’œil, de 1520 à nos jours (Musée Marmottan Monet – Éditions Snoeck)

Qu’est-ce qu’un tableau ? Une mouche en trahit parfois la virtuosité et la faiblesse.
Bienvenu dans l’illusion du tableau « plus vrai que nature » et le mise en abime de l’image renvoyée comme tel. Ce n’est pas un hasard le genre s’impose du coté des Pays Bas à l’écart de l’Italie. En fonction des époques du XVIIe au XXe, l’illusion ne s’est pas construite suivant les mêmes codes, ne répond pas aux mêmes règles ni aux mêmes références. Les  dispositifs variés « est la seule catégorie d’œuvres d’art qui se définisse par référence à l’effet produit sur le spectateur » et chacun se fait attraper avec gourmandise.

Plus qu’une histoire exhaustive, le parcours – enrichi du catalogue – cherche davantage à établir les singularités et les ruptures pour souligner toute la beauté, le mystère et la fantaisie de ces illusions messagères. Bien au-delà d’une approche iconographique c’est notre rapport qui est titillé, entre le spectateur et  l’auteur, les modalités du regard et du regardeur face à sa propre crédulité. Une autre façon à évaluer la « Vanité » du savoir et de la précarité des objets où le tableau n’est plus perçu comme une représentation, une fiction, mais comme une partie réelle du monde qui l’entoure.

Tour à tour moralisateur et ludique, indiscret ou ironique, le trompe-l’œil est peu à peu devenu une sorte de jeu d’esprit ou un rappel des temps révolus. Il est un miroir aux reflets suggestifs qui renvoie l’image du spectateur, parfois celle de son créateur, toujours celle de son monde étrange avec ses significations cachées.
Miriam Milman, Une tentative de définition du trompe-l’œil

Jusqu’au 3 mars 2025, Musée Marmottan Monet, Catalogue sous la direction de Sylvie Carlier et Aurélie Gavoille, coédition Musée Marmottan – Éditions Snoeck.

L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux (MAD Paris – éditions Gallimard)

Attention, cette exposition peut choquer les plus jeunes, car ici l’intimité est explorée dans ses profondeurs. Elle est pourtant passionnante, ne serait-ce qu’elle présente « L’écrou «  de Fragonard en très bonne et licencieuse compagnie.

Mais revenons à cette question centrale qui fut longtemps une conquête et une libération de l’emprise du  collectif : qu’est-ce que l’intime à l’heure de la surveillance généralisée et de l’exposition permanente de nos vies et datas sur les réseaux sociaux ! D’une liberté salvatrice conquise grâce à la chambre, le lit individuel, le cabinet de toilettes et la baignoire, sommes nous passer à une «  tyrannie », dans une société trop narcissique qui oublie la chose publique ? A travers 1000 nuances d’intimes, une redéfinition de l’intime est une dynamique (plus qu’un « progrès » qu’il s’agit de documenter, de penser pour « mieux le préserver dans sa précarité.

Il faudra à la fois sauver l’intime, lorsque la vie privée s’avère de plus en plus fragilisée, mais aussi réhabiliter l’homme public en ne cédant pas aux injonctions de l’intime, qui affaiblissent les sociabilités et l’engagement envers la res publica. En attendant, la chambre a de beaux jours devant elle puisque, comme le rappelait déjà Georges Perec, on passe plus d’un tiers de sa vie dans un lit.
Christine Macel, Les objets de l’intime, catalogue

Jusqu’ au 25 mars 2025, MAD Paris, catalogue sous la direction de Christine Macel, éditions Gallimard

Paquebots 1913-1942 Une esthétique transatlantique (MBA Nantes MuMa Havre – Infine)

Après le succès du « Voyage en train », « l’ esthétique transatlantique » met en évidence le rôle des géants des mers dans le développement d’une modernité, au carrefour de la technologie et de l’émergence de la « civilisation du tourisme ».

« Si l’on oublie un instant qu’un paquebot est un outil de transport et qu’on le regarde avec des yeux neufs, on se sentira en face d’une manifestation importante de témérité, de discipline, d’harmonie, de beauté calme, nerveuse et forte. »
Le Corbusier dans Vers une architecture (1923).

Le paquebot, dans son isolement, son unité de temps et de lieu, devient un espace de relations humaines et d’inspiration aussi flottant qu’apatride. Il charrie aussi tout un imaginaire. Celui de l’aventure, du grand large, de l’altérité. Comme une cabane d’enfant ou un théâtre, le paquebot incarne, par l’isolement qu’il procure du reste du monde, ce que Michel Foucault définissait comme une « hétérotopie ».

Œuvre d’art totale

Combinant aérodynamisme nautique, architecture, décor et mobilier, cette « utopie flottante », à travers la centaine d’objets, de peintures, de photographies ou de films que le catalogue détaille, accéde à un imaginaire entretenu par les artistes sur les transformations que cette invention, son développement et son intense activité, en particulier pendant l’entre-deux-guerres, ont eues sur l’art moderne lui-même, à l’heure où celui-ci cherchait encore à se redéfinir, c’est aussi glisser dans des cultures plastiques qui n’ont cessé de naviguer entre identités nationales et rêverie cosmopolite.
Pour l’édification de mythes encore prégnant sur les loisirs.

Objet machinique à l’extérieur presque inquiétant, le paquebot les captive, jusqu’à l’obsession peut-être parce qu’il est un objet paradoxal. Lien transnational entre la Vieille Europe et la promesse d’un Nouveau Monde américain, il est aussi la fierté et le support d’un patriotisme qui confine au nationalisme.

Le paquebot, objet de paradoxes, grandiose et fragile, réel et abstrait, ne pouvait qu’incarner cette transition d’un monde vers un autre, encore en gestation (…) Échappant à tout ancrage de lieu ou de temps, transcendant leurs propres contradictions, ils deviennent la quintessence du « grand moteur qui relie ces deux mondes».
Adeline Collange-Perugi, Le paquebot, objet moderniste paradoxal

Jusqu’ au 30 mars 2025, MBA NantesMuMa du Havre du 5 avril au 21 septembre 2025. catalogue sous la direction de Sophie Lévy et Géraldine Lefebvre, coédition MBA – MuMa – Infiné

Faits divers – Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse (MacVal – infine)

S’ils sont omniprésents dans la sphère médiatique et même littéraire, pourquoi les artistes ne mèneraient-ils pas aussi leur enquête ?.

C’est la proposition plutôt ludique et décalé du MAC VAL. S’ils ont été déjà fait l’objet de plusieurs expositions réduites souvent autour du crime, le Mac Val élargit la focale, pour envisager le fait social sous le prisme de plus de 80 artistes. « Car le fait divers, selon les commissaires, c’est autant des histoires que des univers et un imaginaire. »
Une lecture du texte de Roland Barthes ‘Structure du fait divers’ (1964) est à l’origine de cette ambition. « Frère bâtard de l’information », selon le sémiologue, le fait divers nous aide à nommer et à identifier les causalités aberrantes et les relations de coïncidences qui viennent bouleverser le quotidien.

Sa fascination sur les artistes qui ont imaginé toutes sortes de débouchés formels ou de typologies est aussi une excellente façon de questionner certains protocoles et modes opératoires de l’art et en miroir nos imaginaires.

En 26 lettres et 5 équations, le parcours multiplie de façon ludique les hypothèses de la nature du fait divers mais se garde bien d’imposer des solutions, elle laisse au contraire libre cours à la possibilité, pour toutes et tous, de se faire son avis, d’être aussi saisis d’un doute ou tout simplement de se laisser porter par les délices de l’affabulation ou de la spéculation… tout en interrogeant sa fascination

Jusqu’au 13 avril 2025, MACval, catalogue sous la direction de Nicolas Surlapierre, associé à Vincent Lavoie organisé en abécédaire d’une trentaine d’entrées, pour « appréhender le champ lexical « fait-diversier », les principales thématiques, la diversité des réponses ou les enjeux de réception par les artistes.

autant de stimulateurs de curiosités!

Olivier Olgan