Culture

Histoires de pierres, de Sam Stourdzé et Jean de Loisy (Villa Médicis - Delpire & co)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 5 janvier 2024

Quand ramasser un caillou est un geste universel ouvrant une porte vers le spirituel…. Plus que quelques jours pour découvrir à Villa Médicis de Rome jusqu’ au 14 janvier 2024, l’une des expositions les plus singulières de l’année 2023, Histoires de pierres. Ses commissaires Sam Stourdzé et Jean de Loisy révèlent la place du « caillou » dans l’histoire de l’art à travers plus de 230 œuvres. De la Préhistoire à nos jours, les pierres ont toujours inspiré les artistes, entre utilité, curiosité et magie. Le magnifique catalogue édité Delpire & co prolonge la réflexion, riche d’une dizaine d’essais pluridisciplinaires, pour constituer un ouvrage de référence sur notre fascination intemporelle pour l’ éloquence muette et l’imagination sublime du caillou libérant au creux de la main le récit de notre humanité.

La pierre c’est le mot du début, c’est ce qui va laisser vaguement apparaître un monde.
André Du Bouchet

Agate, « Le petit fantôme », Rio Grande do Sul, Brésil, Donation Caillois, Paris MNHN – François Farges, Histoires de pierres (Villa Medicis)


Agnieszka Kurant, Sentimentite, 2022, NFT et sculpture matérielle Histoires de pierres (Villa Médicis) Photo OOlgan

Pierre in fabula

Nous avons tous ramassé des cailloux sur des plages ou des chemins, dans des labours ou le lit des rivières, avec la conviction de trouver dans les formes bizarres, les dessins imprévus, une exécution par une main invisible, des trésors, des beautés, ou des messages qui nous auraient été adressés ou des œuvres « naturelles » que l’on aimerait humaine. Cette pratique qui nous relie à la nature est partagée depuis la nuit des temps. « Histoire de pierres » réussit à en faire une généalogie et une raison d’espérer, resserrant les savoirs et les imaginaires, dépassant les frontières inutiles entre la science et l’esthétique.

Cette manie partagée fut aussi celle de tant d’artistes, d’architectes, de penseurs qui puisèrent dans ces collectes une inspiration parfois, un plaisir souvent, un délire aussi pour quelques-uns (…)

Abdelkader Benchamma, Cosma – Marmo, 2022 Histoires de pierres (Villa Médicis) Photo OOlgan

Certains recherchent une émotion esthétique produite par les inventions de la nature, d’autres, les romantiques, Goethe, Novalis, Carus, une géognose qui correspond à l’ambition de comprendre poétiquement et par tous les sens, la correspondance structurelle globale entre toutes les réalités physiques de la nature et l’organisation spirituelle du monde. 
Sam Stourdzé et Jean de Loisy, commissaires de l’exposition et du catalogue

De génération en génération, nous perpétuons cet étonnement devant les beautés spontanées de certaines pierres, hors de tout usage, simplement destinées à la contemplation, pour ouvrir des portes de « monde en réduction, où l’âme éblouie pénètre et goûte une jubilation exaltante » (Roger Caillois) Nous rêvons d’être «  pétrologue » c’est-à-dire vivre dans le secret des pierres, de décrypter leurs singulières écritures minérales afin de comprendre une temporalité gelée dans l’intimité de la matière. C’est à la rencontre de ceux poètes et artistes que nous sommes invités. De nombreux exemples de l’art moderne montrent que les formes de la nature, en particulier celle du cristal, ont influencé le travail des artistes – de Braque à Wenzel Hablik (1881-1934) – du début du XXe siècle

Bétyle de Kermaria, Pont-l’Abbé (Finistère), c. 125-25 av. J.-C Histoires de pierres (Villa Médicis) Photo OOlgan

Une connivence entre la pierre et le ciel

C’est le récit de la quête de l’Esprit dans la pierre qu’explore cette exposition remarquant qu’elles soient « dressées ou alignées, pierres horizontales des autels, pierres ointes ou caressées ou frottées, avalées parfois, pierres enfouies dans les fondations des temples, pierres protectrices des défunts comme des enfantements, pierres magiques ou jeteuses de sort, pierres portées, prophylactiques ou bienfaitrices, maudites mêmes car enfermant un démon… » La pierre est la seule religion commune à toute l’humanité.

Le rocher révèle [à l’homme] quelque chose qui transcende la précarité de sa condition humaine: un mode d’être absolu. Sa résistance, son inertie, ses proportions, de même que ses étranges contours ne sont pas humains: ils attestent une présence qui éblouit, terrifie, attire et menace.
Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions

Une stimulation plutôt qu’une élucidation

Peu d’historiens ne se sont penchés sur la place du « caillou, ce bien misérable » dans l’histoire de l’art. Pourtant,  « cette porte modeste attira des esprits lumineux qui, en Chine ou en Occident, ne négligèrent pas de l’emprunter. insistent les deux commissaires. Près de nous, parmi bien d’autres, Pline, Aldrovandi, Athanasius Kircher, Novalis, André Breton, Baltrušaitis, Francis Ponge et celui dont le regard hante cette exposition, Roger Caillois. »

Aurélien Froment, Tombeau idéal de Ferdinand Cheval (série) 2014,  Histoires de pierres (Villa Médicis) Photo OOlgan


Stéphane Thidet, Sans titre [Je crois qu’il y avait une maison], 2010 Histoires de pierres (Villa Médicis) Photo OOlgan

Du cabinet des merveilles au cabinet des curiosités

La pierre me restitue à une longue et obscure histoire, antérieure à l’homme, qui ne le concerne en rien et dont je suis issu en fin de parcours parmi d’innombrables autres bourgeons tout aussi éphémères et vains.
Roger Caillois, Trois leçons des ténèbres

« C’est le réel, le réel scruté qui était pour Caillois la clef d’une compréhension plus vaste, d’un merveilleux d’autant plus inouï qu’il était naturel. Cette conviction l’obligea à un exercice de description si acéré, si fasciné par les improbables combinaisons de formes et de couleurs des minéraux qu’il y atteint un fantastique qui déborde les envolées les plus échevelées des écrivains imaginatifs de Huysmans à Lovecraft (…) C’est notre pensée, les infimes émotions électriques de notre cerveau face à ces nuits immenses, qui importe. »

Quel pressentiment curieux nous recommande de confier aux pierres nos tourments, d’espérer de ces présences leur compassion et leur compagnonnage comme si elles avaient des pouvoirs particuliers et que nous décidions d’en faire des alliées de choix. Les artistes choisis par les deux commissaires tentent de cerner le magnétisme de cette relation à la fois si terrienne et si imaginaire, même si la science apporte de plus en plus de connaissances.

Erik Dietman, La vie comme un coleur sur un socle, 1984 Histoires de pierres (Villa Médicis) Photo OOlgan

Telle est la pierre. Je ne puis me pencher sur elle sans la reconnaître insondable, et cet abîme de plénitude, cette nuit qui recouvre une lumière éternelle, c’est pour moi le réel, exemplairement.
Yves Bonnefoy, Les Tombeaux de Ravenne

Notre seul regret reste que cette exposition ne soit pas présentée en France. Le récit de notre humanité « gravé dans le marbre » mérite un large public. Espérons que le modeste caillou déposé par Singular’s soit relevé. En attendant, le catalogue est l’un des Beaux-livres les plus stimulants pour commencer l’année. En connaissance de cause à rêver, l’invitation est de continuer à ramasser et observer des cailloux, autant  d’ « accès à un merveilleux purement physique, à la contemplation d’une fantaisie inépuisable antérieure à l’imagination »

Nul plus haut enseignement artistique ne me paraît pouvoir être reçu que du cristal.
André Breton.

 

Jean Dubuffet, Pierre de Dordogne (de la série ‘Pierre philosophique’) 1962 Histoires de pierres (Villa Médicis) Photo OOlgan

#Olivier Olgan

Pour aller plus loin

jusqu’ au 14 janvier 2024, Villa Médicis, Rome
La chaine youtube dédiée présente un certain nombres d’œuvres

Catalogue, sous la direction de Sam Stourdzé et Jean de Loisy (Villa Médicis- Delpire & co), Textes de : Anne-James Chaton, Antonio Domínguez Leiva, François Farges, Dario Gamboni, Jean-Michel Geneste, Jeremie Koering, Greta Kuehnast, Jean de Loisy, Léonor de Récondo, Neville Rowley, Olivier Schefer, Maria Stavrinaki, Violaine Sautter, Ariane Varela Braga, Riccardo Venturi, Kathryn Weir.
Chacun des sept chapitres, émaillés de textes littéraires, scientifiques ou poétiques, fait découvrir ou redécouvrir une grande variété d’œuvres de toutes époques et tous médiums : « Des pierres qui ont toujours couché dehors » « L’avare architecture des cristaux », « L’invincible attrait de l’analogie », « Certaines pierres sont divines »,  « Pierres révoltées »,  « Des pierres plus âgées que la vie », « Elles seules existent sur les étoiles »

Je parle de pierres qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur gîte et la nuit des filons. Elles n’intéressent ni l’archéologue ni l’artiste ni le diamantaire […]. Elles sont du début de la planète, parfois venues d’une autre étoile. […] Je parle des pierres plus âgées que la vie […] où se dissimule et se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d’une espèce passagère.
Roger Caillois, Pierres, Paris, Poésie/Gallimard, 1966

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