Essai : Apocalypse Cognitif, de Gérald Bronner (PUF)
L’attention, une flamme fragile
Face au déni de l’impact des écrans sur la plasticité cérébrale des enfants Michel Desmurget dans « La Fabrique du crétin digital » (poche) tirait la sirène d’alarme pour suggérer d’indispensables gardes-fous : limitation du temps d’écran des enfants avant 6 ans, le retour d’un apprentissage à la main, valoriser la qualité et la formation des professeurs,… pour éviter d’être noyépar le flux des écrans, et se garder de cette course à la manipulation de l’attention.
L’enjeu du marché cognitif
Dans son essai Apocalypse Cognitif (PUF), le sociologue Guillaume Bronner va plus loin dans sa critique du déni de faire face à la part primitive de notre nature. La Gorgone de Caravage sur la couverture en est le symbole ; se pétrifier plutôt qu’agir rationnellement contre nos pulsions; car elles reviennent au goût du jour, insiste le spécialiste des croyances par le cocktail détonnant pour la raison de l’oisiveté, des écrans et des algorithmes. S’il est difficile de condenser un essai aussi foisonnant sur notre contemporanéité, l’auteur craint ni plus ni moins qu’une effondrement civilisationnel. Le croisement du temps de ‘disponibilité mentale‘ (multiplié par 8 depuis 1800) et des outils numériques crée un véritable « marché cognitif » où la concurrence est sévère
Le cambriolage de ce trésor est en train de se produire par une logique de marché et par l’arme du crime idéale : l’écran.
Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, PUF
Une concurrence attentionnelle exacerbée
A l’instar du marché économique, les offres attentionnelles affrontent une concurrence exacerbée.
Comme 80 % de nos informations sensorielles sont visuelles, l’écran a toutes les qualités pour attirer notre attention.
Au point crée des effets structurels sur la nature des produits proposés dans le sens de nos « saillances , ces attentes immémorielles de notre cerveau ». Un déferlement de croyances, d’hypothèses douteuses, et d’informations likées s’indexent sur nos demandes. Or les outils digitaux permettent « un alignement de plus en plus net entre toutes les demandes imaginables et toutes les offres disponibles » dopées par les « invariants cognitifs : peur, conflictualité, sexualité… » et les addictions sciemment entretenues par le design numérique.
Retour de l’impulsion
Or ce « marché cognitif » est à la fois dérégulé, sans véritable cadre, et biaisé par le déni de la « part sombre » de notre nature humaine.
C’est vraiment l’homme préhistorique qui revient sur le devant de la scène contemporaine !
Sans régulation de notre temps de cerveau disponible, « ce trésor le plus précieux de l’humanité », les croyances émotionnelles les plus sordides s’imposent sur les propositions rationnelles les plus solides ; de la gouvernance civique à la santé publique, en autre.
Mais le risque est que ce trésor de disponibilité disparaisse peu à peu dans des contemplations triviales, ludiques, conflictuelles, bassement intuitives…
Lucidité vs crédulité
La crédulité est une valeur à la hausse, alors que la rationalité perd toute cotation. Le sociologue ne cesse d’interpeller le lecteur sur ce qu’il va faire de « ce trésor où se situent aussi les meilleures chances pour notre espèce » ? Dans une analyse très fouillée mêlant philosophie, science et histoire, le spécialiste des croyances renvoie dos à dos les idéologies et anthologies naïves – « l’homme dénaturé » vs « le bons sens de l’homme intuitif »- pour construire une anthropologie rationnelle, et humaniste.
Le rationalisme est un humanisme.
L’enjeu civilisationnel reste que la vérité ne se défend pas toute seule ; pour éviter d’être facilement manipulé ou inapte à répondre aux menaces de demain. Elle a besoin qu’on l’aide. Loin de tout manichéisme, Gérard Bronner appelle à une prise de conscience de nos servitudes vis-à-vis des faces obscures de notre cerveau, mieux comprendre les mécanismes de nos « saillants », développer l’accès universel à la pensée critique et la capacité de penser contre soi-même. Pour une déclaration d’indépendance mentale.
#Olivier Olgan