Exposition : Elles font l’abstraction (Centre Pompidou)
Catalogue dirigé par Christine Macel et Karolina Lewandowska, 49€
Derniers jours d’une exposition séminale, à l’immense ambition : revisiter l’histoire de l’abstraction au regard des apports souvent décisifs d’artistes femmes, et interroger le discours officiel qui jusque-là les invisibilisaient ou les marginalisaient. Près de 110 artistes sont convoquées à la barre de cette nouvelle histoire de la modernité. Quelques-unes célèbres sous l’égide de leur mari, Sonia Delaunay-Terk, Sophie Taeuber-Arp, mais pour la plupart méconnus voir injustement oubliées. Une réécriture est en marche, même si l’exposition ferme ses portes le 23 août.
Sortir d’un récit viril individuel
De la même façon un vertige a saisi l’amateur d’art à la lecture d’Une histoire mondiale des femmes photographes (Actes Sud), avec sa centaine de noms ressortis de l’ombre, il en va de même avec cette exposition (et son catalogue) dont l’immense contribution consiste à « desinvisibiliser » des dizaines femmes artistes de tous les continents de la modernité en général et l’abstraction en particulier.
« Il s’agit tout d’abord de mettre en évidence, loin du catalogage, des tournants décisifs qui ont marqué cette histoire, tout en questionnant les canons de l’abstraction. insiste Christine Macel, commissaire de l’exposition et responsable de la direction du catalogue. Sans en réécrire un, il s’agit tout autant de valoriser des figures phares avec des mini-monographies que de mettre en avant des artistes peu montrées en Europe ou injustement éclipsées. Des contextes spécifiques ont entouré, favorisé ou au contraire limité la reconnaissance des artistes femmes, à la fois éducationnels, sociaux, institutionnels, idéologiques voire esthétiques. »
Nouvelle étape de cette réécriture de l’histoire universelle, femmes comprises
Après Peintres femmes, 1780-1830 (Musée du Luxembourg), Valadon et ses Contemporaines 1880-1940 (jusqu’au 5 septembre 2021, Monastère royal de Brou à Bourg-en-Bresse), l’ambition de ‘Elles font l’abstraction’ bouscule doublement les lignes ; d’une part, en intégrant la production décisive de femmes à chaque étape de l’aventure conceptuelle de l’abstraction, en sortant notamment beaucoup de femmes de l’ombre de leur époux, Sonia Delaunay-Terk, Anni Albers, Elaine de Kooning, Lee Krasner (Pollock),… et d’autre part, en élargissant le périmètre aux pratiques les plus variées : de la danse au tissage, de la photographie au théâtre ainsi que de nouvelles formes de perceptions sensuelles et relationnelles ; Louise Bourgeois, Barbara Hepworth, Louise Nevelson…
Sortir de la querelle du sexe des anges, pour celle de l’invention de l’abstraction
L’autre mérite aussi – même si plusieurs essais de l’indispensable catalogue y reviennent – est d’évacuer la question sibylline du genre (l’abstraction a-t-elle un sexe ?), pour se concentrer essentiellement sur des questions de contributions esthétiques et conceptuelles « avant l’abstraction » jusque dans les années 80.
Il ne s’agit pas seulement de questionner l’histoire de l’art conçue comme une succession de pratiques pionnières, réintégrant la dimension spiritualiste, ornementale et performative de l’abstraction. Ce qui débouche très rapidement sur des questions de précédents (et les querelles de ‘veuves’ pour savoir à qui doit être attribué la primauté d’un mouvement esthétique collectif.
Des femmes déborde le récit de l’abstraction officielle
A ce jeu des premières ‘inventions’ (avant Kandinsky, Kupka, Delaunay ou Picabia autour des années 1909-1911), des figures confidentielles méritent une réhabilitation comme l’artiste spiritualiste Georgiana Houghton et ses aquarelles abstraites datant de 1860, ou Hilma af Klimt qui, dés 1906 pour la matérialisation de l’âme créait un vocabulaire de formes biomorphiques, géométriques … Sans oublier que l’abstraction n’est pas née sur la toile, mais sur la scène, dans les spectacles de projections chromolumineuses inventées par Alexander Wallace Rimington. Les décors scéniques des égéries russes Natalia Gontcharova, Lioubov Popova, Varvara Stepanova, Alexandra Exter et Olga Rozanova ne sont pas en reste dans la promotion du suprématisme, …
Privilégiant les écrits théoriques des ‘fondateurs’, c’est toute l’inspiration théosophique de l’art abstrait qui minimisé, et se faisant du travail de terrain des femmes : « Le récit formaliste du modernisme tel qu’il s’est élaboré, surtout dans la critique anglo-saxonne, a tellement été rétif à cela que ce sont en réalité des pans entiers de l’histoire culturelle de l’abstraction qui ont été occultés jusque récemment. » insiste Arnauld Pierre et Pascal Rousseau, auteurs de L’Abstraction (Citadelles & Mazenod, 2021).
Un labyrinthe à multiples entrées
Transgressives, adepte de fluidité entre les médias, Elles font l’abstraction est aussi un appel à écrire pour les commissaires « une histoire globale, intégrant les différentes aires culturelles » ; ce qui associe pour les origines, l’Europe, les États-Unis dès les années 1940, le dynamisme de la scène parisienne des années 1950… sans oublier « d’autres formes d’abstractions hors de la sphère européenne et américaine » comme les artistes afro-américaines, comme Woodsey Alma Thomas ou Howardena Pindell … Tout en intégrant « d’autres définitions de l’abstraction », telle celle, de type cosmologique, du groupe d’artistes aborigènes APY, ou celle, mêlant calligraphie traditionnelle et peinture gestuelle de la Chinoise Irene Chou….
La dynamique est lancée
Peu importe les arrières pensées genrées ou mercantiles, la multiplication des expositions autour des figures découvertes par ‘Elles font l’abstraction’ ouvre une démarche stimulante pour une nouvelle histoire de l’art, et un potentiel infini de découvertes et de discussions de fond sur son universalité.
Pour aller plus loin : Les grandes dames de l’art, podcats de Aware Women Artists