Vivre de paysage - Entre les montagnes et les eaux, de François Jullien (Folio Essais)
L’urgente question environnementale nous oblige à reconsidérer le paysage. Dans Vivre de paysage – Entre les montagnes et les eaux, dans une nouvelle édition en poche, François Jullien poursuit sa réflexion à partir de l’art chinois pour nous rappeler que l’occident pendant des siècles ne pensait pas le paysage. Pour Jean-Philippe Domecq, le philosophe sinologue nous invite à porter – comme les peintres Sur le Motif (Fondation Custodia) – un regard renouvelé sur la nature autour de nous.
La nature, une idée neuve…
« Le bonheur est une idée neuve en Europe » : qu’une telle formule ait attendu la fin du XVIIIème siècle pour être proférée, par Saint-Just en plein discours politique, marque notre retard civilisationnel, dû aux pulsions humaines mais aussi au dolorisme chrétien qui a marqué l’Europe. Entretemps, celle-ci a tout de même su progresser vers ce but, à plus d’un titre.
Mais il est une autre idée neuve, tout aussi fondamentale, qui, elle, revient au jeu depuis l’aube des temps : la nature, notre Terre, nourricière, menacée par nous-mêmes, par notre prométhéenne industrie de dépense courant après l’infinie multiplication de nos désirs matériels.
Au point que le XXème siècle en a oublié le paysage, qu’il a largement gommé des arts.
Notre tardive attention au paysage
Dans Vivre de paysage – Entre les montagnes et les eaux, nouvelle édition de sa réflexion qui chez lui ne date pas d’aujourd’hui, le philosophe, sinologue et helléniste François Jullien rappelle que « pendant tant de siècles, nous n’avons pas pensé à penser le paysage, en Europe. »
Or, le paysage nous est venu à l’esprit par la peinture. Encore le fut-il plus tardivement encore que ne le date François Jullien : ce n’est pas à la Renaissance mais au « Siècle d’or hollandais », durant les trois quarts de siècle d’éclosion de cette peinture qui au XVIIème siècle a inventé, outre le genre de la Nature morte et la Peinture d’intérieur, l’art du paysage en tant que tel.
Auparavant, le paysage dans les tableaux était un décor pour les scènes historique ou un fond vu par la fenêtre pour les scènes privées et les portraits. Même le grand maître du paysage classique, Nicolas Poussin conquiert le paysage en le justifiant par des scènes de la mythologie comme autant de bergers d’Arcadie.
Mais, peu auparavant, aux Pays-Bas qui n’avaient que leur platitude de polders pour eux, des peintres s’étaient mis à peindre ce qui se présentait directement au sortir de la ferme, sans avoir besoin d’autres motifs jugés plus « nobles » et dignes d’intérêt.
Voyez le tableau Le Buisson (1647) au Louvre, où l’on voit la silhouette du paysan rentrer du labeur des champs avec son chien sur le chemin venteux tant chéri parce qu’il fut conquis de haute lutte contre les conquérants espagnols puis français : c’est de Jacob van Ruisdael, qui reste considéré comme le plus grand des paysagistes, alors et justement parce que sa peinture est de facture aussi humble et désanthropocentrée que la nature, qui vit indépendamment de nous.
Pendant ce temps une autre nature…
…« une autre conception du paysage qu’a développée la Chine mille ans plus tôt qu’en Europe et donc sans rapport avec l’Europe, mais, comme en Europe, à partir de la peinture », écrit l’auteur de La pensée chinoise (Folio 2019) qui, par-delà différences et ressemblances, propose « d’organiser un vis-à-vis réflexif entre elles ». D’un côté, en Europe, un dispositif de perspective où notre regard est au spectacle du monde, et ce d’autant plus au fur et à mesure que nous affirmons notre prise scientifique sur la nature grâce au « couplage sujet-objet fondateur de la connaissance dont l’Europe moderne a tiré sa puissance ».
François Jullien, ce faisant, oublie quelque peu la conception subjective du « paysage état d’âme », peinte notamment par Caspar David Friedrich qui conseillait de « peindre tout paysage les yeux fermés », et développée par toute la littérature romantique en Allemagne puis en France. C’est analogue à ce « Quand le perceptif se révèle affectif » par quoi Jullien intitule un de ses chapitres sur la conception chinoise.
Quant au mouvement constant que Jullien détecte et analyse pertinemment dans le paysagisme chinois, William Turner en plein « romanticism » anglais l’avait conquis par ses avalanches en montagne, les tempêtes de rivages puis les cieux dilués de Venise devenus peinture abstraite avant la lettre. Mais force est de constater que la calligraphie chinoise des arbres accrochés aux roches dominant les brumes des cascades, ne nous met pas « en face de », mais « avec ».
Une conception écolo-environnementale de la nature
En Chine le paysage fut peint par tradition millénaire et fondatrice d’une vision du monde en mouvement, environnante, tout en flux et mouvements d’énergies, volatile, au lieu d’assigner des emplacements autour de l’Etre individué qui se place devant. « Imaginons donc que, au lieu de dire « paysage », nous disions « vent-lumière ». Le « vent » : le vent est ce dont on perçoit le souffle, mais qu’on ne voit pas ». C’est le monde de l’« entre », entre le monde et nous qui est ainsi peint et conçu.
Voilà pourquoi l’art chinois ne « représente » pas la nature ; il ne la présente pas à notre gré mais nous absorbe en elle, au lieu que l’Europe prétend « dominer et délimiter » par « notre point de vue. Ainsi la pensée de l’« environnement », si fondamentale aujourd’hui – elle qui absorbe le monde non seulement en termes de lieu, mais comme un milieu, comme « médiance » et comme influence, elle qui désisole ses éléments et ses composants, qui l’envisage dans ses interactions sans fin et comme effet de conditionnements – aura-t-elle à tirer parti d’une telle pensée du paysage. »
La Chine oublie, l’Europe se repense
Reste que notre penseur bat la coulpe européenne selon une pente qui a porté plus d’un penseur moderne à oublier que notre culture s’ouvre aux autres, qui n’ont pas la même curiosité et donc même capacité de se transformer et muter. D’abord, l’Europe a beaucoup plus ouvert le paysage que François Jullien est porté à le voir parce qu’il est concentré sur la découverte du paysage chinois ; mais aussi, puisqu’il a l’environnement en ligne de mire philosophique, il est bien obligé d’admettre qu’en matière d’écologie, l’Empire du Milieu n’y pense pas particulièrement, et visiblement moins que nous qui sommes finalement plus « chinoisés » que les Chinois, tant en art aujourd’hui qu’en politique environnementale.
- Jean-Philippe Domecq, Ruisdael ciel ouvert, éditions Adam Biro, 1989.
- BOOKS, n°118 dossier consacré à : Méditation sur la montagne, et Montagnes rebelles d’Asie,
- Singulars sur l’exposition, Sur le motif, Peindre en plein air, 1720 – 1870, Fondation Custodia, 121, rue de Lille, Paris VIIème, ouvert de 12 à 18h tous les jours sauf le lundi, jusqu’au 3 avril.