Exposition Sur le motif. Peindre en plein air 1780-1870 (Fondation Custodia)
Catalogue, sous la direction de Mary Morton, Jane Munro et Ger Luijten.
Appuyée par une collection de 150 études à l’huile, largement méconnues, l’exposition et son catalogue « Sur le motif » en interrogeant la notion d’esquisse et d’achevé renouvelle la réflexion esthétique et sociétale sur la pratique de la peinture en plein air, par les artistes européens -de John Constable, à C. W. Eckersberg – de la fin du XVIIIème à la fin du XIXème. La richesse du parcours s’appuie sur la persévérance de collectionneurs et de conservateurs passionnés, farouches promoteurs d’un genre longtemps discrédité.
De l’apprentissage de la main à l’expérimentation de la nature
S’aventurer dans la campagne, voire au-delà, avec un matériel portatif s’imposait comme un exercice quasi obligatoire pour tout jeune artiste séjournant à Rome. Et il se pratiquait bien avant 1780 : déjà Claude Le Lorrain et ses confrères européens butinaient les paysages à la conquête de nouveaux espaces picturaux. Le XVIIIe accélère la pratique de l’esquisse sur le motif, en accord avec l’idéal des Lumières, qui prônait l’observation directe de la nature et la collecte objective d’informations empiriques pour de futures œuvres.
« Compiler ces notations visuelles, qui servaient ensuite de base à des œuvres abouties réalisées en atelier, offrait également aux artistes une meilleure compréhension de la nature et un moyen d’intégrer leur expérience de l’extérieur. » écrivent les commissaires Mary Morton, Jane Munro et Ger Luijten dans leur introduction du remarquable catalogue. Pour rajouter « La confiance et l’habileté que donnait la répétition de l’étude sur le motif, stimulant l’intuition et l’inventivité, conféraient aux œuvres d’atelier un supplément d’audace et de luminosité. (…) Seul devant son motif, si banal soit-il, l’artiste communie avec la nature de façon honnête et authentique, libéré du maniérisme et des prétentions du dogme académique. Tel était l’idéal de la peinture en plein air. »
Une liberté cantonnée à un genre discrédité
Mais la pratique pour elle-même est perçue comme « inhabituelle » voire « artificielle », plombée par le fait que souvent ces esquisses – que J. M. W. Turner appelait « morceaux de nature » n’étaient pas été conçues pour être montrées, ni pour être évaluées à la hauteur d’œuvres d’art. La liberté du « motif » se heurte pas seulement à la pesanteur académique qui la marginalise, la peinture de paysage reléguée comme « imitation de la nature » passive reste discréditée dans la hiérarchie des genres,.
L’instantané se heurte aussi à ceux qui considèrent, comme Baudelaire, qu’un tableau n’existe que « fini » : « Ces « braves gens », pour reprendre les termes condescendants par lesquels Baudelaire désignait ses critiques, ignoraient « qu’une œuvre de génie — ou si l’on veut — une œuvre d’âme […] est toujours très bien exécutée, quand elle l’est suffisamment. » Michael Clarke dans son essai « En perspective : études de paysage et tableaux « finis » enfonce le clou « Un monde séparait, aux yeux de l’écrivain, l’œuvre inspirée et parvenue au degré d’aboutissement souhaité, et la peinture finie mécaniquement. »
La garantie de bonne fin de l’atelier
Dans cette perspective, il ne faut pas s’étonner que l’esquisse à l’huile fut largement ignorée, tant des institutions publiques que du marché jusqu’au milieu du XXe siècle. Seuls quelques collectionneurs hardis osaient s’intéresser à « ces travaux, considérés comme de peu de valeur artistique et monétaire ».
Les commissaires rappellent : « c’est avec Théodore Rousseau, puis avec les Impressionnistes que les artistes sortirent à nouveau de l’atelier pour revenir à la nature, héroïque rupture qui revivifia un art en apparence moribond.» Avec précision, les commissaires détaillent les étapes d’une « redécouverte progressive » portée par une succession d’érudits et collectionneurs passionnés (John et Charlotte Gere, Conisbee, Michael Kitson, Geneviève Lacambre, Günther Busch, …) pour ces esquisses que Conisbee qualifiait de « magiques inventions ». Expositions, ventes d’ateliers vont finir d’insuffler un « goût pour l’esquisse de paysage », désormais doté d’une dimension psychologique et émotionnelle battant ainsi en brèche les stéréotypes qui l’étouffaient.
Le reconnaissance de l’observation pas d’un dessein
Ann Hoenigswald dans un essai très précis sur les progrès des techniques de peinture dans l’étude en plein air, « Laisser sa marque » ne manque pas de souligner que « Les auteurs de ces séduisantes études en plein air n’anticipaient certainement pas l’intérêt que leur portent aujourd’hui nombre de spécialistes et de collectionneurs, intérêt que justifient pourtant les enseignements que l’on peut y trouver sur les étapes de leur exécution. On admirait la surface émaillée, l’invisibilité de la touche qui caractérisaient les peintures de Salon. Les esquisses à l’huile, qui n’étaient que rarement vues en dehors du cercle de l’artiste, étaient appréciées quant à elles pour la maîtrise de la matière, l’esprit pratique dont faisait preuve leur créateur. Le peintre restait concentré sur l’observation de la nature et sur l’efficacité du pinceau pour retranscrire un effet remarquable. Tout était dans le geste, la virtuosité technique, et chaque marque laissée avait son rôle. »
Paradoxe de l’histoire, quand l’esquisse dépasse le fini
Le classification en une dizaine de thèmes : les arbres, les cascades, les bords de mer, les cavernes, les rochers, les cieux et la lumière d’Italie,… cherchent à « refléter la manière dont les artistes eux-mêmes structuraient leurs observations peintes sur le motif ». Le parcours de l’exposition cherche, et réussi « à séduire par la discrète poésie visuelle qui se dégage de chacune des vues » mais aussi « à faire revivre et « partager l’euphorie qui poussa l’artiste, installé devant son motif, à en restituer sa perception de manière inventive ». Il s’agit aussi de souligner le « work in progress » d’artistes qui « réunissaient et classaient ces instantanés, qu’ils utilisaient ensuite pour composer des œuvres en atelier ou pour l’enseignement. »
Un tournant dans l’histoire des sensibilités
L’amplitude et la diversité des peintures exposées permet de mesurer cette virtuosité des peintres à saisir une nature instable, vivante, parfois menaçantes (tempêtes, volcans), dont souvent ils ne connaissaient rien (lire Alain Corbin dans Terre Incognita) Le visiteur ne peut que partager le constat – avec une certaine ironie de la postérité – de Ger Luijten, l’un des auteurs du catalogue : « C’est un merveilleux paradoxe que celui qui nous conduit à considérer aujourd’hui ces esquisses comme œuvres d’art à part entière, et à les apprécier parfois même plus que les réalisations officielles de ces artistes ».
Depuis, les impressionnistes ont bousculé les lignes entre le fini et l’instantané, mais cette révolte de la sensibilité est une histoire déjà bien documentée…
#OlivierOlgan