Culture

L’histoire de l’ignorance d’Alain Corbin nous préserve de l’anachronisme ou de vérités alternatives

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 26 juin 2020

Pour comprendre nos ancêtres, il faut savoir ce qu’ils ne savaient pas. En procédant à une histoire de l’ignorance concentrée sur les sciences de la Terre, l’historien Alain Corbin fait à la fois celle des conquêtes des sciences et celle des imaginaires partagés. Et offre un plaidoyer roboratif pour se garder de tout anachronisme, ou vérités alternatives.

Eviter la « tentation de l’obscur ». 

Terra australis incognita, Hondius, 1618 H. Picard fecit [1640].

La tentative pourrait paraître anecdotique tant le triomphe des sciences semble s’imposer. Mais en renversant le paradigme de l’épistémologie, connaitre les ignorances plus que le savoir, Alain Corbin entreprend le “feuilletage des ignorances” : celles partagées entre les élites savantes et le peuple, et entre les individus. La démarche – chronologique et thématique – est essentielle pour l’historien, elle permet de :  « comprendre les différences et non tout ramener à l’aune du présent : c’est un point de vue de voyageur dans le temps. »

A l’heure où le changement climatique dépend de notre compréhension des sciences de la Terre, le travail de ce grand historien du sensible devient non seulement pertinent, mais roboratif. Faute ou à cause des incertitudes des sciences, l’historien constate et redoute la « tentation de l’obscur » pêle-mêle les récits ou mythes religieux, les croyances « locales » de tout poil, la revendication du sublime ou a contrario l’effet désenchanteur du savoir… Ce que Bernardin de Saint-Pierre résumait en 1784 d’une apologie : « grâce à mon ignorance, je me laisse aller à l’instinct de mon âme. »

Le feuilletage des ignorances

Le désastre du tremblement de terre de Lisbonne en 1755 a encouragé la quête de sciences de la terre © wiki

Et en matière de sciences de la Terre, Alain Corbin peut constater qu’entre Platon et Chateaubriand, le savoir sur sa datation, les abysses marins, les vents, les volcans ou les pôles n’avaient pratiquement pas évolué. Le siècle des Lumières et son Encyclopédie n’a guère changé ces « zones blanches ». Le tremblement de terre et le tsunami qui ravagèrent Lisbonne en 1755 vont lancer les contemporains traumatisés du « mouvement inhérent à la matière, et non à la volonté de Dieu » selon Voltaire, à la recherche de réponses scientifiques. En trois grandes époques – second XVIIIe siècle, 1800-1850, 1860-1900 – l’historien déroule le fascinant recul de l’ignorance.

L’invention de l’aéro-montgolfière, utilisée par Jean-François Pilâtre de Rozier et Pierre-Ange Romain le 15 juin 1785 a contribué à changer de pespectives © wiki

Vers la compréhension des phénomènes naturels

Avec verve, force anecdotes, sans oublier quelques touches personnelles, Corbin fait donc le récit de l’émergence – grâce à l’observation, de nouvelles techniques (ballon, sous-marin, …) – de ces sciences essentielles à la compréhension des phénomènes naturels qui nous entourent : géologie, minéralogie, géographie, météorologie, sismologie, hydrologie, …

L’historien ne manque pas de rappeler qu’une vérité puissante unissait le savoir aux arts pour expliquer le réel. Paradoxalement,  ce sont d’abord des peintres (Caspar Wolf, Constable, Turner)  – à travers le paysage – en multipliant les observations qui vont ouvrir des perspectives scientifiques.

Un livre aux pages blanches toujours plus nombreuses

Au terme de cette histoire passionnante des savoirs de la terre, l’expérience pour le lecteur est stimulante à plus d’un titre ; l’ écriture alerte, claire et bienveillante rafraîchira ses connaissances sur la terre et il n’est jamais inutile de plonger dans ce genre de bain assumant la vulgarisation des savoirs pour se débarrasser de ses préjugés, oublis … ou croyances. Elle pointe aussi du doigt le nécessaire recul sur la situation de nos ancêtres, incapables d’expliquer l’essentiel des phénomènes qui les entouraient.

 

Enfin, si les sciences ont considérablement progressé dans l’explication de bien des phénomènes, elles ouvrent toujours de nouvelles questions et de nouvelles ignorances sur des mystères qu’il faut ne pas cesser d’interroger sans oublier de se méfier de nos imaginaires, toujours prompts à remplir les vides…. Des revues scientifiques aux almanachs populaires, l’historien n’oublie pas de rappeler qu’un savoir réservé à quelques-uns ne fait pas reculer l’ignorance ; il doit être partagé. Et cette perspective du recul de l’ignorance via le rôle de l’école, de la vulgarisation (formidable Jules Verne !) reste un enjeu sociétal. Esquissée, cette histoire de la science partagée doit être poursuivi alors même que des « vérités alternatives » cherchent à s’imposer.

Bref, un bel et sobre encouragement à ne pas se réfugier dans la chaleur communicative – du bistrot aux réseaux sociaux – de l’ignorance partagée.

Référence bibliograhique

Alain Corbin Terra Incognita, histoire de l’ignorance. Albin Michel 288 p. 21.90€ 

A écouter :
L’ignorance, point de départ d’Alain Corbin (La Grande Table idée – France Culture )
La terre, un si long mystère (Concordance des temps – France Culture)

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