16e Biennale de Lyon, Manifesto of fragility : nos coups de foudre
Quoi de plus prémonitoire que d’interroger en 2022 nos fragilités individuelles et collectives et de les affirmer comme une forme de résistance ? Plus de 90 artistes venus de 39 pays ont répondus à l’appel des commissaires Sam Bardaouil et Till Fellrath pour réfléchir le présent et supporter l’avenir. De cette 16e édition de la Biennale de Lyon, sur 12 lieux parfois oubliés qui s’achève le 31 décembre, Singular’s a retenu quelques coups de foudre : Op de Beeck et Julien Charrière, aux Usines Fagor, Ugo Schiavi et Lucie Boiron au Musée Guimet, Les nombreuses vies et morts de Louise Brunet, et Les Goldies 60’ de Beyrouth au MacLyon. A chacun de dénicher dans cette prise de conscience de notre fragilité de fertiles résiliences pour aller de l’avant !
Nous n’envisageons pas la fragilité comme une faiblesse,
mais plutôt comme une qualité pouvant nous amener à modifier nos comportements.
Il y a bien sur une contradiction dans le titre, entre la fragilité et le mot manifeste,
qui vient du domaine politique et induit l’idée d’une affirmation forte.
On résiste mieux si on prend conscience de sa fragilité.
Sam Bardaouil et Till Fellrath, commissaires de la 16e Biennale de Lyon
Paradoxale de la fragilité
La sagesse de Lao-Tseu “Dureté et rigidité sont compagnons de la mort. Fragilité et souplesse sont compagnons de la vie.” souligne depuis des millénaires que la fragilité est une ressource de survie, entre résistance cachée et résilience incertaine. C’est la fertilité de ce paradoxe – malgré pandémie, guerre européenne, cataclysmes environnementaux – que les deux commissaires Sam Bardaouil et Till Fellrath, ont laissés exprimer par plus de 200 artistes. Le déploiement assume un fort ancrage local tant par la diversité des sites que les multiples références à l’histoire et le passé industriel de la capitale des Gaulles. Le fil rouge de cette manifestation stimulante se déroule en trois strates distinctes mais interconnectées : la fragilité et la résistance sont respectivement explorées par le prisme de l’individu, de la ville et du monde, sans oublier que l’histoire de l’art est aussi une histoire de la fragilité.
Le visiteur peut se rendre compte aussi de l’effort tangible de décloisonner et désacraliser l’art contemporain par quelques-uns des lieux choisis : la friche industrielle des anciennes usines Fagor-Brandt, l’ancien Musée Guimet ou le Musée et théâtre romain (LUGDUNUM). Singulars a gardé les cartels des commissaires pour éclairer leur démarche
Les puissantes ambiguïtés de notre fragilité
L’immense friche industrielle des anciennes usines Fagor-Brandt, centre névralgique de la Biennale permet le déploiement d’œuvres monumentales. Celles post-apocalyptiques des plasticiens Op de Beek et Julien Charrière qui prennent chacune un bâtiment concentrent à elles seules les puissantes ambiguïtés de notre fragilité.
Hans Op de Beeck, We Were the Last to Stay, 2022
« Inspiré par le peintre Johannes Vermeer, le cinéaste David Lynch ou encore l’écrivain Raymond Carver, Hans Op de Beeck compose des univers miniatures ou gigantesques, vides ou peuplés d’êtres anonymes. Entre immobilité et mouvement, ces espaces offrent des instants d’émerveillement et de silence.
Pour la Biennale de Lyon, l’artiste réalise une installation immersive entièrement grise, qui ressemble autant à un camping abandonné qu’à un parc urbain délabré recouvert de cendres. Le titre We Were the Last to Stay fait référence aux dernier·ère·s habitant·e·s qui sont resté·e·s dans cet espace communautaire, lorsque l’élan du rêve de la vie partagée s’est dissipé, et que le lieu animé s’est tristement vidé. Telle une ville fantôme, l’ensemble pétrifié et figé peut être perçu comme un gigantesque memento mori, qui nous rappelle la fuite irrémédiable du temps et la vanité de l’existence humaine. » Cartel
Julian Charrière, Towards No Earthly Pole – Not All Who Wander Are Lost, 2019
« Avec l’anthropocène en tête, cet artiste de terrain explore les liens inextricables entre la civilisation humaine et le paysage, entre l’éphémère et le passage du temps » nous rappelle Marc Pottier dans son portrait. « Créant des parallèles entre les champs de l’art et de la science, la pratique de Julian Charrière explore la relation entre l’homme et son environnement, que la crise climatique actuelle a bouleversée. Dans cette installation combinant vidéo, sculpture et sons, Julian Charrière reproduit le sentiment de désorientation que l’homme éprouve lorsqu’il contemple l’immensité des paysages glaciaires. Dans Towards No Earthly Pole, l’artiste joue sur le décalage entre notre perception collective des paysages glaciaires et la réalité fragile des cryosphères, mises en péril par le réchauffement climatique. Enfin, le bloc erratique de Not All Who Wander Are Lost – perforé et posé sur ses propres carottes et éléments métalliques insérés – nous rappelle l’histoire des glaciers, entre résistance millénaire et disparition progressive. L’installation multimédia propose une interprétation poétique et intime de ces mondes, habituellement abordés avec une objectivité scientifique » Cartel
De la fragilité des institutions culturelles
Véritable invention (dans le sens archéologique) de cette Biennale, l’utilisation de l’ancien Museum d’histoire naturelle Guimet de Lyon, créé en 1879 par l’industriel, chimiste et philanthrope Émile Guimet de retour d’Extrême-Orient, définitivement abandonné en 2007.
Le regard d’Ugo Schiavin est aussi pertinant que visionnaire. « Ce musée d’histoire naturelle se mue en data center, mais un data center déjà abandonné. C’est un futur qui est déjà à l’abandon, où les câbles se comportent comme des racines et où les plantes ont remplacé toutes les données qui transitent par tous ces câbles et toutes ces data. » Les salles défraichies constituent un puissant écrin et un Manifeste de cette Biennale sur la fragilité du monde culturelle qui n’épargne aucune prestigieuse institution. Le COVID et son report, puis la suppression sans prévis d’une subvention importante de la Région a rappelé que la fragilité n’épargnait personne.
Ugo Schiavin, Grafted Memory System, 2022
« À l’origine d’une forme d’archéologie du futur, le travail d’Ugo Schiavi explore les tensions entre l’histoire et la fiction. Intitulé Grafted Memory System, son paysage hybride, à la fois mécanique et naturel, envahit peu à peu la grande salle du musée Guimet, abandonné depuis plusieurs années. Des fossiles et des ossements fusionnent avec des déchets humains, tandis que des câbles et des végétaux s’entremêlent. Intégrés aux data centers, des écrans diffusent des images 3D de fragments d’architectures du musée, d’objets composites et de plantes en pleine croissance. Cet écosystème technologico-organique dévoile une vision altérée de la nature, qui témoigne autant de sa fragilité que de sa résilience. » Cartel
Lucie Boiron, Mater, 2022
« Le travail plastique et photographique de Lucile Boiron tente d’aller au-delà de l’imagerie traditionnellement associée à la féminité afin de se détacher des clichés dictés par l’héritage patriarcal. Présentée dans les vitrines du musée Guimet, son installation, qui associe des techniques et des matériaux variés, déploie de nouvelles formes de sensualité. Plutôt que des nus désirables et séduisants, l’œuvre de Lucile Boiron célèbre des états corporels habituellement perçus comme « abjects ». Ses tirages photographiques, ses sculptures en verre et en plexiglas, aux couleurs saturées et satinées, dévoilent la réalité crue de ces corps impudiques et fragiles. En débordant des vitrines et en sortant des cadres établis, les œuvres de l’artiste mettent en avant ce qui dérange l’identité et l’ordre. Entre attraction et répulsion, ses représentations charnelles et organiques sollicitent, inquiètent et fascinent le désir. » Cartel
Les Nombreuses Vies et Morts de Louise Brunet (Mac Lyon)
« Conçue comme l’exploration de la fragilité à partir d’une expérience individuelle, l’exposition part sur les traces de Louise Brunet, une jeune fileuse de soie qui vécut à Lyon dans les premières années du XIXe siècle et semble avoir pris part à la révolte des canuts.
Le parcours développe un récit fictionnel consacré à plusieurs individus dont les luttes, comme celles de Louise Brunet, furent oubliées ou passées sous silence. En estompant les frontières entre réalité et fiction grâce à une approche qui s’apparente à celle de l’enquête, cette partie du manifeste de la fragilité est imaginée en tant qu’installation artistique plutôt qu’exposition. De très nombreuses archives et œuvres d’art s’assemblent comme les pièces d’un puzzle inachevé. Bien qu’elles proviennent d’époques et de lieux disparates, elles incarnent toutes, sous une forme tangible, l’existence d’une personne qui tente de se libérer des contingences qui l’ont vue naître.
Parallèlement aux œuvres exposées, de courtes histoires sont conçues comme l’extension littéraire du récit fictionnel de l’exposition. Elles sont autant d’étapes dans un réseau plus vaste d’indices au sein desquels émergent peu à peu les traces de plusieurs Louise. D’une femme noire originaire du Sénégal fuyant l’exposition coloniale de Lyon en 1894 à un artiste gay mourant du sida au St. Vincent’s Hospital de New York en 1992, les vies tumultueuses de ces per[1]sonnages oscillent entre réalité et imagination. Elles servent de passerelles vers des formes distinctes de fragilité et de résistance, vécues à travers le prisme du corps, de la race, du genre, du travail, du désir ou des luttes coloniales. Ainsi apparaissent Les nombreuses vies et morts de Louise Brunel. »
Beyrouth et les Golden Sixties (Mac de Lyon)
« Le parcours revient sur les collisions entre l’art et les idéologies politiques à une époque où Beyrouth – la ville même où Louise Brunet débarqua près d’un siècle plus tôt – était considérée comme un lieu influent et attractif, c’est-à-dire depuis la crise libanaise de 1958 jusqu’au déclenchement de la guerre civile au Liban en 1975.
« Le Paris du Moyen-Orient. La Suisse du monde arabe. Une région où l’on peut skier le matin et faire de la voile l’après-midi. Peut-être plus que n’importe quelle autre ville, Beyrouth a eu sa part de clichés et d’attentes – Beyrouth, dont l’appétit insatiable pour la vie n’a d’égal que le poids de ses ambitions irréconciliables. Avec 230 œuvres de 34 artistes et plus de 300 documents d’archives exposés en cinq sections thématiques, Beyrouth et les Golden Sixties présente l’effervescence artistique et politique des années 1950 à 1970 de la capitale libanaise. Lorsqu’elle sort du joug que fait peser sur elle le mandat français (1920–1943), Beyrouth se tient prête à entrer en scène. Nombre d’intellectuel∙le∙s et d’acteur∙rice∙s culturel∙le∙s du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord arabophone y affluent au cours de trois décennies qui seront marquées par une succession de révolutions, de guerres et de coups d’État. Les capitaux étrangers irriguent toute la ville ; galeries, espaces artistiques indépendants et musées ouvrent sans discontinuer.
Beyrouth déborde de personnalités et d’opportunités, mais aussi d’idées. Pourtant, au cours de cette période prospère, les antagonismes s’aggravent et finissent par exploser en une guerre civile qui durera 15 ans. Beyrouth et les Golden Sixties revisite un moment décisif dans l’histoire moderne en prenant comme point de départ la crise en cours, causée par l’enchevêtrement des luttes passées et présentes. Beyrouth est une ville qui est, en soi, un manifeste de la fragilité. Elle évoque la vulnérabilité comme la détermination – ou ce qu’il en reste – et voit naître encore aujourd’hui de nombreuses formes de résistance suscitées par l’urgence du moment et la nécessité d’échapper à l’oubli. »
N’oublie pas que toute civilisation est mortelle, et la démocratie encore plus fragile. La résistance est nécessaire. Toute notre reconnaissance aux artistes qui s’y engagent en prenant tous les risques.
#Olivier Olgan