Litterature : Troublante identité, de Paul Audi (Stock, 2022)
Pourquoi laisser les données du passé être ce sur quoi sa singularité repose.
Paul Audi, Troublante identité. Stock
L’écrivain et traducteur Georges-Arthur Goldschmidt, confronté enfant à la découverte dans les mots de l’Allemagne nazie de son appartenance à la communauté juive, a fort bien décrit le malaise qu’il y a ainsi à devenir «objet de signalisation qui […].contraint soit d’en adopter les signes établis […] soit de démontrer qu’ «on » ne l’est pas, ce qui est impossible » (Une langue pour abri, Créaphis éditions, 2009, p.23). Ce malaise dont Paul Audi avoue qu’il relève de la « honte » au sens où Annie Ernaux a pu en cerner le visage, naît du rejet d’être associé à ce qui relève d’une désignation surplombante qui traine avec elle le jugement.
Or, dans Qui témoignera pour nous, Albert Camus face à lui-même (Pau Audi, Verdier, 2013), le philosophe auteur de très nombreux ouvrages tous plus passionnants et exigeants les uns que les autres, pointe l’incohérence de nos contemporains qui « continuent à penser qu’être juste c’est être juge » alors que Dieu ou tout autre instance supérieure s’est effacée.
Autrement dit Paul Audi bataille sur deux fronts : celui de l’identité comme indice policier source d’assignation et de honte, celui de l’identité comme acte d’amour et d’adhésion.
Dans mon cas la honte s’est muée en haine de soi »
Paul Audi, Troublante identité. Stock
Des faits têtus
On l’aura compris il ne s’agit pas d’identité au sens d’égalité numérique pas plus qu’au sens d’ipséité, mais de caractéristiques qui déterminent officiellement une identité entendue au sens déclaratif et policier du terme (juridiquement l’identité et notamment le nom relèvent d’une obligation de police puisqu’il s’agit toujours d’imputabilité et de capacité à répondre de ses actes).
Cette acception n’est que partiellement correcte si l’on en croit Claude Romano qui dans son dernier ouvrage, L’Identité humaine en dialogue (Seuil, 2022) qui, tout aussi riche que les nombreux précédents, dénonce l’usage devenu « endémique dans le débat public, et notamment dans les débats autour du multiculturalisme et du droit à la différence » du mot identité. Un mot « impropre du point de vue logique et philosophique » car identités sexuelle, ethnique, religieuse ou nationale « représentent tout au plus des aspects de cette identité (or) une caractéristique n’est pas une identité ».
Au-delà de l’appartenance
Il s’agirait donc pour Paul Audi, à la lumière de ces précisions, d’interroger l’identité lorsque celle-ci est absorbée par une caractéristique, ici, dans son cas, celle d’être né au Liban, de parents libanais. Incontestables, ces faits contredisent le sentiment d’appartenance ou de non-appartenance de l’auteur. Une appartenance à la France, à sa langue, à sa culture, à ses codes, aux affinités qui s’y sont révélées ; une non-appartenance à un Liban dont « l’histoire ne grandit personne »
J’ai honte d’être, à mon corps défendant, plongé dans le bain réfrigérant de ces « origines »
qui ont pour moi la pesanteur d’une ancre
et d’y être, horresco referens, rebaptisé dans l’occultation de mon seul et vrai baptême.
Paul Audi, Troublante identité. Stock
Une déclaration d’amour
C’est alors à un cheminement riche et réticulaire que nous convie l’auteur dans sa quête d’aveu et de compréhension de cette honte. C’est aussi une déclaration d’amour à la langue (dont la perte signerait la perte du visage avec lequel « je m’attends à être reconnu ») et à la culture françaises, langue et culture aujourd’hui arrimées aux cultures d’outre-Atlantique (cultures financière, comptable, juridique, vestimentaire, comportementale, universitaire, linguistiques) devenues comme une seconde nature (Alain Borer, « Speak white ! » Pourquoi renoncer au bonheur de parler français, Tract, Gallimard, 2021).
Langue et culture françaises dans lesquelles Cornélius Castoriadis voyait une capacité de « contestation interne, de mise en cause de ses propres institutions et de ses propres idées, au nom d’une discussion raisonnable entre êtres humains qui reste infiniment ouverte et ne connaît pas de dogme ultime ? » (La Montée de l’insignifiance, Seuil, 1996, p.111). Littérature et langue françaises qui pour le personnage du roman de Kamel Daoud, Meursault contre-enquête, sont pour lui « comme une énigme au-delà de laquelle rési(de) la solution aux dissonances de (s)on monde ».
Le réel désigne ce qui ne se décide pas mais nous atteint.
Paul Audi d’après Lacan
Sans doute faut-il voir dans ces attachements fascinés et affectifs à une langue et à une culture cette position de débiteur de l’adopté comme le dit Paul Audi, conscient qu’un sentiment d’imposture ou d’illégitimité (sentiment qui peut être partagé par toute personne, dont les femmes par exemple, qui se sait étrangère au camp des dominants) alimentent une gratitude et une reconnaissance qu’éprouve celui qui s’ « engage le plus souvent à son insu (à faire) tout mon possible pour mériter ce que j’ai reçu ».
Une piste pour les écoles
Paul Audi bouscule, dans les 364 pages qui constituent son ouvrage, la notion d’identité. Certes celle-ci, à cause des objectifs juridiques évoqués plus haut, implique le recours à des procédés et indices stabilisateurs susceptibles de la soustraire à la condition de produit d’un choix subjectif sans « référencialité » objective. Cependant la parole de Paul Audi, sans vouloir le moins du monde « déconstruire » la notion ou le sentiment d’identité, sans ambition subversive non plus, met admirablement en lumière combien l’amour pour un pays, sa langue, sa culture, relève de cette émotion profonde qui n’est dictée par rien d’autre que l’émerveillement de s’éprouver vivant et déployé dans la rencontre et la faim d’une parole, d’une pensée, d’une sensibilité qui font de lui un français.
Aucun être ne sait comment faire la preuve de son identité.
Paul Audi, Troublante identité. Stock
L’école, prenant le relais de sa mère plus que francophile, a su nourrir l‘élève puis l’étudiant Paul Audi de la plénitude du désir de rencontres tant avec le passé qu’avec le présent, comme avec le mystère de la joie de penser et de dire en langue française.
Ce parcours de la reconnaissance, si l’on me permet cet emprunt infidèle à Paul Ricoeur, invite à voir dans l‘identité un geste de réponse à l’appel que l’on sait accueillir.
#Les notes de lecture de Sandra Travers de Faultrier