Suivre la pensée de la matière : Emanuele Becheri et Jacques Limousin
« C’est en taillant la pierre que l’on découvre l’esprit de la matière, sa propre mesure. La main pense et suit la pensée de la matière. » Le propos de Brancusi, glané dans la rétrospective que lui consacre le Centre Pompidou jusqu’au 1er juillet par Nicolas V., n’est pas sans interroger, tant l’exposition, ressuscitant son atelier autour de ses outils, fait la part belle au créateur de formes, au travailleur de motifs, au catalyseur d’esthétiques pliant le matériau à son dessein créateur. Deux sculpteurs contemporains, en apparence plutôt éloignés, semblent pourtant lui donner raison. Ils s’exposent à Paris : Emanuele Becheri chez Bernard Bouche jusqu’au 29 juin, et Jacques Limousin, les 1er et 2 juin aux Frigos (puis sur rendez-vous).
Des sculptures d’Emanuele Becheri, on pourrait croire qu’elles sont le fait quasi accidentel de quelque démangeaison chtonienne, entre spasme tellurique et caprice matriciel.
Une fois dissipé la furtive impression de se trouver en face d’une merveille de géologie ou de volcanologie, se surprend l’intervention de l’artiste. A peine si la cuisson de la terre et un soupçon de patine suffisent à figer les épreuves qu’y moule sa main. Est-ce pour autant conscient, dirigé, voulu ?
Emanuele Becheri, Studio per figura, 2023, terre cuite et oxyde de manganèse, hauteur 34 cm Photo DR
Et d’abord, de quoi s’agit-il ? Pliures, cassures, torsions ?
Le compte, même aux fins de pure et simple description visuelle, n’y est pas. De même que l’on échouerait à l’assimiler à un nom (pêle-mêle, se succèdent à l’esprit le Rodin « non finito » salué par Rilke ; certains minuscules essais de silhouettes laissés par Alberto Giacometti dans son atelier du XIVème arrondissement ; les flamboyants Crucifix en céramique polychrome de Lucio Fontana ; les ornementations boursouflées et organiques d’Elmar Trenkwalder… l’intéressé reconnaît les deux premiers, auxquels il ajoute volontiers le Bernin) ou un courant de la sculpture moderne et contemporaine (à moins de ne donner des deux une vision semblablement réductrice, mesquine, insultante presque), l’on se perdrait à définir, qualifier, cerner le geste de Becheri.
Car c’est, du moins le pressent-on, avant tout de geste(s) qu’il s’agit – et c’est probablement ce qui vaut aux œuvres de Becheri de ne pas demeurer de simples défoulements, de purs exercices, de gratuites accrétions, dès lors que s’y regarde et s’y ressent l’artiste au travail. L’abstrait y cesse d’être le revers du concret. L’œil qui examine une sculpture de Becheri se sent l’empaumer, la malaxer, la triturer. Rien d’instinctif ou de sommaire toutefois, tant le geste regardé/ressenti paraît, aussi, maîtrisé.
Nul doute qu’il y a de la virtuosité dans ces sculptures dont la rudesse et la brusquerie apparentes, étrangement, ne se déparent jamais d’une certaine élégance.
Emanuele Becheri, Figura, 2022, terre cuite et poudre de manganèse, 19x10x12 cm Photo DR
On s’étonnera peu d’apprendre qu’Emanuele Becheri est d’abord dessinateur (tant est forte la charge de raffinement désinvolte du dessin, même dans sa forme la plus brute de gribouillage, ainsi qu’a pu le rappeler l’heureuse exposition des Beaux-Arts de Paris l’an dernier). Davantage de découvrir qu’il a pu l’être dans une veine expérimentale, de performance serait-on tenté de dire devant certaines de ses créations soumettant le dessin à des conditions de mise en œuvre déroutantes (filmé, dans le noir, par des escargots… passe un autre souvenir, celui de Jean Messagier, « paysagiste abstrait » lui aussi voué à « ce plaisir incroyable de la ligne » qu’il s’essaya à retrouver jusqu’en sculpture ou en faisant peinture des gelées dont l’hiver gratifiait les parages de son moulin franc-comtois).
Becheri récuse néanmoins tout conceptualisme, terme auquel il préfère ceux de « résonance » ou de « réverbération », notamment celles qui s’établissent entre ses œuvres et celles parmi lesquelles il lui arrive de les exposer (deux expositions, à la Galleria Nazionale d’Arte Moderna e Contemporanea de Rome en 2016 puis à la Casa Masaccio en 2018, lui ont donné le goût de ces face-à-face fortuits mais nullement saugrenus).
Là, précisément, est toute la valeur de ce fameux geste. Dans ce que celui-ci, inconsciemment pour l’artiste premièrement, pour le spectateur ensuite, réveille de choses déjà regardées, estimées, aimées.
La matière agit pour le geste (et ce qui, à la fois, le précède et en découle) comme un révélateur : elle le retient, le concrétise, le cristallise.
Emanuele Becheri, Senza titolo, 2020, terre cuite et oxyde de manganèse, 35x28x22 cm Photo DR
C’est bien la nature intrinsèque – sa forme, sa couleur, sa taille, son usage passé et jusqu’aux traces que celui-ci a pu lui laisser – de l’objet qu’il trouve (car c’est là que commence, pour lui, le processus créatif) qui inspire à Jacques Limousin l’œuvre qu’il va en tirer.
Que l’achèvement de cette dernière suppose une quelconque modification (assemblage avec autre objet, soclage, emboîtage, encadrement, réplique en bronze) de la trouvaille d’origine n’en saurait hypothéquer l’essence, ou au moins ce qui, en elle, a pu arrêter le chemin du sculpteur-glaneur, motiver un ramassage, justifier un stockage dont la durée n’aura guère eu raison du coup d’œil initial. L’éclat intact d’un résidu verrier trouvé sur un terrain vague de Murano, l’élégance surprenante d’un fil de fer soustrait à la décrépitude d’une voie de chemin de fer bientôt désaffectée, la grâce de certains galets inlassablement et hasardeusement profilés par les marées du Havre ou de l’Ile de Ré ont ceci de commun qu’ils guident le geste ramasseur/transformateur de Limousin davantage qu’ils n’en sont le produit.
Œuvres de Limousin aux Frigos, décembre 2023 (os, cornet à dés) Photo DR
Quel rôle, quelle place, alors, pour le sculpteur ?
En fait de réponse, il aime à citer l’Eupalinos de Paul Valéry (1921), faisant sienne la réflexion de Socrate face à l’« une de ces choses rejetées par la mer […], de la même matière que sa forme : matière à doutes [:] un ossement de poisson bizarrement usé par le frottement du sable fin sous les eaux ? Ou de l’ivoire taillé pour je ne sais quel usage, par un artisan d’au-delà les mers ? […] Mais qui donc était l’auteur de ceci ? Fut-ce le mortel obéissant à une idée, qui, de ses propres mains poursuivant un but étranger à la matière qu’il attaque, gratte, retranche, ou rejoint […] ? Ou bien, n’était-ce pas l’œuvre d’un corps vivant, qui, sans le savoir, travaille de sa propre substance […] à la construction mystérieuse qui lui assure quelque durée ? Mais, peut-être, ce n’était que le fruit d’un temps infini… Moyennant l’éternel travail des ondes marines, le fragment d’une roche […] peut bien prendre quelque apparence remarquable ».
Hésitation pareille à celle qui, tout à l’heure, nous saisissait à l’approche des « réverbérations » de Becheri.
Et pourtant, quel travail décisif que le sien – qui précisément tient au « remarquable ». Travail crucial en effet, à l’aune du potentiel de transfiguration que ces objets avaient en eux, par ce qu’ils pouvaient évoquer, rappeler, réitérer -pourvu qu’intervint l’étape ultime, celle qui mène du rebut à l’œuvre, et dans laquelle celle-ci finit par trouver son sens. A-t-il été suffisant de les voir, de les regarder ? Plus encore, il s’est agi de les comprendre, pour ce qu’ils sont sur un plan purement plastique autant que pour ce qu’ils ont de significations latentes. C’est là que se situe Limousin, dont le regard est geste (évidente, bien que non exclusive, son affinité revendiquée avec les surréalistes, dont le théoricien belge Paul Nougé considérait que « voir est un acte ; l’œil voit comme la main prend ») et qui, davantage qu’il n’impose à certain matériau un sens, l’en retire.
Œuvres de Limousin aux Frigos, juin 2023 (éponge fossilisée, ombre de fil de fer)
Œuvre de Limousin aux Frigos, décembre 2022 (métal monté sur tige)
La démarche n’est pas nouvelle, que rappellent certaines « pierres de lettrés » chinoises, les paesine toscanes qui tranchées révèlent des horizons chimériques, ou encore les paréidolies dont, pour le promeneur délassé, abondent ciels et paysages. Cependant Limousin a su la faire sienne, tant les souvenances qu’il convoque au gré de ses ramassages cisèlent un anti-panthéon malicieux où s’entrecroiseraient Raymond Queneau et Henry Moore, Edward Lear et Giorgio Morandi, les têtes Fang et les classiques de la Série noire, le jazz, le jardinage et la pataphysique. Libre au spectateur de les reconnaître, sans y être contraint, tant ils ne font que s’esquisser (avec la vivacité d’un Saul Steinberg, fréquente inclination de Limousin : nouvel hommage, après celui de Becheri, du sculpté au dessiné) sous l’aspect ici d’une tête, là d’un perroquet, là encore d’une nature morte. A notre tour de laisser notre œil s’en saisir, ou s’en trouver saisi.
Pour éloignés (voire contraires) qu’ils puissent paraître, le geste modeleur, pétrisseur, cuiseur, donc fondamentalement physique de Becheri, et celui sans doute moins charnel, à peine plus cérébral, mais tout aussi essentiel de Limousin procèdent d’un pareil ressort : outre qu’ils sont d’emblée un regard, ils sont surtout le pari, conscient et réfléchi, d’un matériau (qu’il soit primaire, brut, informe ou déjà transformé, travaillé, achevé sous une forme ou une fonction précise) dont seule la pleine connaissance (par la main, l’œil, le cerveau enfin) permettra d’aboutir à l’œuvre.
Jacques Limousin, Boîte de couleurs aux Frigos, décembre 2022
Forme et sens n’en seraient alors que contingents, qu’ils précèdent consciemment le travail d’atelier (dans le tri par réminiscence qu’opère Limousin dans son ramassage) ou qu’ils se révèlent aléatoirement à sa sortie, dans l’espace d’exposition ou le regard d’autrui (comme il advient pour Becheri, qui à la citation semble préférer la confrontation).
Avant même l’adresse de la main et la perspicacité de la vision, ne serait-ce pas l’intelligence du matériau qui, véritablement, fait le sculpteur ?
Au Socrate de Valéry le soin de conclure : « L’homme n’a pas besoin de toute la nature, mais seulement d’une partie d’elle. Philosophe est celui qui se fait une idée plus étendue, et veut avoir besoin de tout. Mais l’homme qui ne veut que vivre, n’a besoin ni du fer ni de l’airain ‘‘en eux-mêmes’’ ; mais seulement de telle dureté ou de telle ductilité. […] Il ne regarde que son but. » Emanuele Becheri et Jacques Limousin, chacun à sa manière, savent avoir besoin de tout.
du mardi au samedi de 14h à 19h
et sur rendez-vous : Tél : +33 (0)1 42 72 60 03 – Mail : info@galeriebernardbouche.com
© Galerie Bernard Bouche pour ceux des œuvres d’Emanuele Becheri)
Jacques Limousin expose ses œuvres récentes les 1er et 2 juin 2024 de 14h à 20h aux Frigos, 19 rue des Frigos, 75013 Paris (Instagram : @limousinsculpteur)
texte et visuels des œuvres de Limousin
