Culture

Brancusi (Centre Pompidou) x Richard Serra (1939-2024)

La filiation entre le pionnier de la sculpture moderne et le monumentaliste américain a été démontrée par une exposition au Musée Guggenheim Bilbao en 2011. Le destin les rapproche à nouveau. Le décès de Richard Serra à 84 ans a été annoncé alors qu’une splendide exposition débute au Centre Pompidou sur Brancusi, L’art ne fait que commencer, jusqu’au 1er juillet 2024. L’artiste américain a renouvelé le regard sur Brancusi, comme le firent les abstraits expressionnistes (Rothko et Mitchell) sur Monet. Ses innovations pionnières sont aussi éclairées par l’indispensable catalogue sous forme d’abécédaire : d’Atelier à Socle. Le dialogue entre les deux œuvres reste ouvert pour Olivier Olgan pour mieux en éclairer la portée aussi radicale que transcendante.

 

L’art ne fait que commencer

La plastique fait naître les idées, elle ne les représente pas.
Brancusi

En réduisant les formes ou le matériau sculptés à leur essence, Constantin Brancusi, né en Roumanie et installé à Paris à partir de 1904, a jeté les bases de la sculpture conceptuelle, voir minimaliste. Le titre de l’exposition du Centre Pompidou « L’art ne fait que commencer » replace cette dynamique créative dans son contexte et sa modernité.

Brancusi, L’art ne fait que commencer (Centre Pompidou) Photo OOlgan

La fascination que peut exercer l’art de Brancusi repose sans doute sur une d’un équilibre parfait entre le réel extérieur, les choses, et son intériorisation dans la matière, « l’essence des choses ». «Je suis dans les choses essentielles », dira le sculpteur.
Ariane Coulondre, la commissaire, à l’article Symbole dans l’abécédaire du catalogue.

Les minimalistes américains (Carl André, Donald Judd, Robert Morris, ….) ont renouveler le regard sur Brancusi pour mieux faire reconnaitre sa modernité pionnière. Son atelier débordant d’activité et de formes tridimensionnelles, de qualités spatiales et d’ébauches, a profondément marqué et a orienté l’ évolution de Richard Serra (1939-2024) vers la sculpture, qui passe alors du symbole au phénomène. Elle entre dans l’espace réel et Serra nous invite à entrer dans le sien.

Richard Serra, Cremaster 3, musée Guggenheim à Bilbao Photo OOlgan 2018

« Sans Brancusi, je ne le serais jamais« 

Alors qu’il se destinait à devenir peintre, formé à la couleur à l’Université de Yale par Josef Albers, l’américain lauréat d’une bourse en 1964, s’envole pour Paris. Pendant plusieurs mois, la visite quotidienne à l’atelier de Brancusi alors reconstitué au Palais de Tokyo, décédé sept ans plus tôt, constitue un véritable choc. Le travail de Brancusi reste figuratif mais il « touche » à l’art abstrait, selon Serra. Pour comprendre les enjeux formels qui l’entoure, Serra se met à dessiner les œuvres et leurs socles conservés.

Dans l’atelier reconstitué de Brancusi, on ressent l’évidence d’un processus de travail total où il n’existe pas de séparation (ni d’aliénation) entre le travail et le lieu de vie. Dans l’atelier, il était possible d’entretenir une relation intime avec l’ensemble de l’œuvre. On ne perçoit pas seulement l’engendrement du travail d’invention de Brancusi mais aussi le développement de sa méthode de travail.
Richard Serra, Entretien avec Friedrich Teja Bach, 14 mars 1975

vue de l’atelier de Brancusi, L’art ne fait que commencer (Centre Pompidou) Photo OOlgan

Une présence qui fonctionne comme un centre d’énergie

L’Américain est fasciné par les tentatives de faire abstraction de toute référence au monde représentationnel et historique qui l’entoure pour réduire les contours de toute forme à une extrême simplicité. En profitant à chaque fois de différents matériaux – marbre poli, pierre, bois et bronze – pour varier leurs effets, Brancusi cherche l’épure. Que ce soit dans la série Le Baiser, ou encore plus La Négresse, La Tête d’enfant, les Muses, les Torses de jeunes femmes ou le scandale de la Princesse X.

Si quelqu’un créait un contour vraiment parfait, idéalement équilibré, une forme et un corps en relation avec le mien qui constituent un signe et un symbole, voilà. Il n’y a rien de superflu chez Brancusi, rien du tout.
Serra, à propos du Torse de la Jeune Femme I

vue de l’exposition Brancusi, L’art ne fait que commencer (Centre Pompidou) Photo OOlgan

Donner forme à la vie ou au verbe

A travers leurs expériences respectives avec les matériaux, les deux artistes font prendre conscience au spectateur des enjeux de la forme en relation avec son environnement. Richard Serra dresse entre 1967 et 1968,  une longue liste de verbes transitifs conjugués à l’infinitif : rouler, plisser, plier, accumuler, courber, raccourcir, tordre, déchirer… Autant de procédures et de gestes possibles qui pourraient tenir lieu de sculptures. Autant d’actions et d’interventions possibles sur les plaques d’acier dont le sculpteur américain va désormais faire sa grammaire première.
Si créer une perception physique de l’espace pour celui qui les regarde constitue la dynamique de Brancusi, donner forme au verbe est celle de Serra.

Ce n’est pas la forme extérieure qui est réelle, mais l’essence des choses. Partant de cette vérité, il est impossible à quiconque d’exprimer quelque chose de réel en imitant la surface des choses.
Brancusi

Brancusi, L’art ne fait que commencer (Centre Pompidou) Photo OOlgan

Brancusi bouscule la représentation de la figure – humaine ou animale –  pour exalter des formes, des lignes et des contours hautement stylisés et simplifiés. Une forme en forme d’œuf avec une seule ligne en arc de cercle qui trace la surface devient si sûrement un visage. Le Roumain s’affranchir de toute pesanteur, avec de ses Oiseau dans l’espace, à ses Phoques. Le minimaliste fait le contraire. Le premier a la tête dans les nuages, le second, les pieds fortement ancrés au sol. Avec la même manière d’allier l’épure moderne à l’archaïsme primitiviste.

Une ligne comme principe organisateur sépare et divise les éléments, schématise le plan de leur disposition et détermine l’activité qui y est appliquée
Serra.

Richard Serra, Monumenta 2008 Photo OOlgan


Brancusi, Princesse X, 1915 (Centre Pompidou) Photo OOlgan

Des réinventions du réel déstabilisantes

Au point que certains ne les identifient pas ! Ne voyant pas l’épure mais le symbole, Princesse X (1915) est assimilé à un phallus, retirée de l’exposition de la Société des artistes indépendants en 1920 malgré la revendication de Brancusi à l’essence de la féminité dans cette forme idéalisée. Inversement, ne voir que le matériau, pas la forme : cette incompréhension fut à l’origine du retentissant procès gagné par Brancusi contre les douaniers américains qui voulaient taxer ses « oiseaux » comme de simples tuyaux d’aluminium.

Pour les œuvres monumentales de Serra, la perspective centrée devenant inopérante implique une mobilité subjective et une perte de repères qui renvoient le spectateur à un rapport d’échelle parfois halluciné. De nombreuses installations de Serra ont, elles aussi souffertes d’un hiatus de perception : des lames installées dans l’espace public new-yorkais en 1981 sont accusées d’être une « barrière » et entraine un procès et une destruction de l’œuvre en 1998, celles installées aux Tuileries en 2008, furent, elles aussi trop vite, retirées et oubliées dans une décharge sous la pression des passants excédés par la démesure du geste.

L’espace est le matériau, la substance avec laquelle je travaille. Ce que nous voyons dans l’art est ce qui nous manque.
Richard Serra

Richard Serra, Tuileries, 2008 Photo OOlgan

Intégrer l’observateur dans l’œuvre.

Si Brancusi cherche de trouver « l’essence cosmique de la matière », le sens de la « physicalité » humaine est transféré par Serra de l’objet au spectateur. Face à l’ampleur physique de ses œuvres, le sentiment de petitesse et de fragilité flirte avec le déséquilibre ludique et le déplacement de l’espace d’une manière qui active une conscience de soi de son propre corps. Serra, avec ses grandes œuvres, oblige le spectateur à se situer par rapport à l’œuvre, à regarder autour, à s’en rapprocher ou à s’éloigner pour apprécier l’effet qu’elles produisent. Les sculptures dynamisent les espaces qu’elles investissent, et restructurent. Pour devenir une expérience physique intensément vécue par l’articulation de la pesanteur de l’acier peu raffiné à la grâce aérienne des lignes pures.

Placer une sculpture sur un socle relevait de l’intention d’établir une séparation entre la sculpture et le regardeur. Mes sculptures ne sont pas des objets qui requièrent du spectateur qu’il s’arrête et les observe. J’essaye de créer des espaces comportementaux où le spectateur peut interagir avec la sculpture et son contexte.
Serra

L’Oiseau, le série de Brancusi (Centre Pompidou) Photo OOlgan

Pieds sur terre

Le soclage sculpté par Brancusi comme des éléments autonomes capables de recomposer, à chaque combinaison, les propriétés physiques des œuvres participe directement à cet apprentissage du regard qu’appelle l’artiste. Alors que Brancusi jouait du rôle de la base, en l’intégrant souvent à la sculpture, Serra rejette complètement la base et utilise le sol, les murs et l’architecture environnante comme éléments intégrantes de l’œuvre.
Loin d’être anecdotiques, les photographies par Brancusi lui-même de l’ « accrochage » de son atelier qu’il changeait en permanence, rappelle qu’il est une œuvre en elle -même.

Serra, qui parle de « sculptures à grande échelle » pour ses propres œuvres, posées à même le sol, souvent dans un équilibre visuel instable, confirme que « Brancusi a été déterminant à un certain moment de ma vie ». Mais leurs liens se sont rompus, quand la passion de Brancusi pour le marbre est devenue pour Serra « fétichiste ». Lui privilégie un matériau brute dénué dans son processus de fabrication de toute séduction. Pourtant, les surfaces brutales s’effacent pour devenir des reliefs tactiles, sensuels. La masse et la « légèreté» appellent irrépressiblement  le visiteur à caresser cet acier qui parait si vivant.

C’est la texture même du matériau qui commande le thème et la forme qui doivent tous deux sortir de la matière et non lui être imposés de l’extérieur. »
Brancusi

Richard Serra, Transmitter, 2020 (Gagosian Bourget) Photo OOlgan

La mobilité de l’air entre la terre et le ciel

Difficile de prolonger ici toutes les ambitions qui relient les deux hommes. Au-delà de la gracilité du Roumain et la massivité de l’Américain. Les questions qu’ils lancent à la réalité perceptive de leur discipline défient les canons de leur temps.
Les applications architectoniques de leur pratique sculpturale confirment de subtiles rapports de force entre horizontalité et verticalité. Si Le Baiser est devenu une stèle puis une arche avec La Porte du Baiser,  L’utopie intacte de La Colonne sans fin (1918-1938) projet du roumain, reprenant le thème mythologique de l’axis mundi, lieu de connexion entre le ciel et la terre annonce l’acier vertical de Serra.
Leur quête d’un vocabulaire et d’une grammaire réduite à l’essentiel – à force de la variation – nous permet d’accéder à des archétypes mythologiques profondément ancrés dans notre humanité. Tirant l’immatériel du matériel.

Brancusi, La colonne sans fin et au fond Le Baiser (Centre Pompidou) Photo OOlgan

Olivier Olgan

Pour aller plus loin avec Brancusi & Richard Serra

jusqu’au 30 avril 2024, Casablanca, Galerie Lelong, 13 rue de Téhéran, Paris: suite de six œuvres graphiques réalisées en étroite collaboration avec le maître imprimeur Xavier Fumat à l’atelier Gemini G.E.L. de Los Angeles. Plus que leur dimension, c’est leur matière exceptionnelle qui impressionne et même fascine. Très texturées, réalisées avec un mélange de bâton d’encre à l’huile appliqué à la main, d’encre pour gravure et de silice, elles sont, de la part d’un sculpteur, une autre face de l’expérience de l’ »outrenoir » menée par le peintre Pierre Soulages.

Richard Serra, Casablanca, Galerie Lelong & Co Photo Lelong

jusqu’au 1er juillet 2024, Brancusi, L’art ne fait que commencer, Centre Pompidou

Catalogue. Sous la direction d’Ariane Coulondre, Editions Centre Pompidou, 320 p. 45€ : Avec plus de 110 entrées rédigées par les plus grands spécialistes de l’artiste, de A comme atelier à S comme spirituel, en passant par D comme danse, M comme muse ou R comme reflets, il dresse un panorama complet de sa carrière, de son processus créatif ; de son rapport aux matériaux, sa pratique du film, de la photographie et du dessin, son goût pour la musique pour mieux tenter de cerner une œuvre irréductible à l’analyse.

Malgré le travail manuel, les œuvres de Brancusi, dans leur apparence extrêmement synthétique, polie, impénétrable, absolue, presque réfractaire, rendent ambiguë la distance entre un objet fait main et un objet industriel.
Catalogue, Art Minimaliste (extraits)

La fascination que peut exercer l’art de Brancusi repose sans doute sur une énigme, celle d’un équilibre parfait entre le réel extérieur, les choses, et son intériorisation dans la matière, « l’essence des choses ». «Je suis dans les choses essentielles », dira le sculpteur.
Catalogue, Symbole

Catalogue, Serra – Brancusi : Un manuel des possibilités, édité par Oliver Wick, éd. Hatje Cantz – Fondation Beyeler . Les trajectoires artistiques de Brancusi et de Serra est analysée par Oliver Wick, Friedrich Teja Bach, Alfred Pacquement et Jacqueline Matisse Monnier, complétés par des essais de Raphaël Bouvier, Denise Ellenberger, Alexandra Parigoris, Ileana Parvu, Marielle Tabart, Michelle White et Jon Wood.

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