Matisse, L’Atelier rouge (Fondation Louis Vuitton – Hazan)
On n’y voit que du rouge ! Dépassant Henri Matisse par son audace, refusé par son collectionneur, resté invisible pendant 35 ans, L’Atelier rouge, peint en 1911 reste une bombe à fragmentation esthétique, un manifeste pour la couleur libre de toute fonction narrative. Une « œuvre de pleine rupture » que la Fondation Louis Vuitton (et le catalogue Hazan) présente jusqu’au 9 septembre en réunissant les 11 œuvres qui composent ce « portrait » d’atelier. Intégré en 1949 au MOMA, sa manière « d’occuper l’espace par la couleur » aura une influence sur les artistes contemporains, de Rothko à Newman (et Ellsworth Kelly présenté conjointement). Olivier Olgan ouvre les pistes qui font l’immense postérité de cette icone moderne.
« Je me suis toujours méfié des maîtres, mais je les ai passionnément interrogés, et l’on trouvera leurs leçons dans toutes mes audaces. »
Henri Matisse
D’abord, le choc colorée quasi hypnotique d’une immense toile
Habilement mise en scène par la Fondation Louis Vuitton, ce qui happe d’emblée le visiteur, c’est cette qualité du rouge de cette imposante toile 1,80x 2,20 cm qu’aucune photographie ne saurait rendre, ni même approcher :
Radical par la couleur, au sens propre du terme, un mélange d’harmonie et de dissonance.
Radical par ses enjeux : l’Atelier comme creuset d’une œuvre et « portrait » de l’artiste, l’Espace planifié débordé par la couleur, la couleur comme vecteur abstrait de l’émotion, l’inversion de la relation figure-fond …
Radicalité, enfin, incomprise à l’époque de sa création en 1911, refusé par son fidèle collectionneur, Sergueï Chtchoukine, même si le tableau a été exposé au mythique Armory Show de New-York en 1913. Après 28 ans d’invisibilité son acquisition par le MOMA en 1951 constitue une véritable révélation de l’avant-gardisme de Matisse.
Le paradoxe d’un artiste
Sa relation complexe de Matisse véritable agent trouble avec les aspects les plus controversés du modernisme. — le formalisme, la décoration, le primitivisme, le classicisme, l’orientalisme, l’abstraction, l’idéalisme et le réalisme — ne pouvait que séduire les peintres américains expressionnistes – de Newman à Ellsworth Kelly – qui en firent une icône de l’art:
« Quant au peintre qui m’a le plus appris pour les structures, c’est Matisse. Matisse a été le premier peintre réalisant des travaux de surfaces »
Rothko
L’Atelier comme mise en abime
Sujet largement repris par les peintres, et Matisse en particulier, l’atelier devient « un portrait » de l’artiste, qui montre le cadre intime, refermé sur lui-même, du travail. L’Atelier Rouge est inhabité mais paradoxalement, donne sa sensation de présence, et invite le spectateur à naviguer dans cet espace monochrome où sont disséminées et absorbées les 11 œuvres qui le composent. Elles sont réunies – sauf une détruite – et largement documentées par le catalogue Hazan publié pour l’occasion. Œuvres et objets ne jouent aucun rôle individuel, noyés par le rouge qui produit un effet qui électrise toute l’attention du regardeur.
« Matisse dira à un visiteur : ‘vous cherchez le rouge ?’ Mais à l’évidence, le propos de Matisse n’est pas naturaliste. Ce n’est donc pas la totalité de l’atelier qui est ici dépeinte, mais plutôt la totalité d’une démarche qui est induite par ce tableau. (…) Dans cette œuvre, tout un pan du parcours de l’artiste, des années 1898 à 1911, vient se définir comme une somme émotionnelle. »
Xavier Girard, écrivain, historien de l’art, auteur de Matisse, une splendeur inouïe (Découvertes Gallimard, 2020)
Du Panneau rouge à L’Atelier rouge
La découverte fondamentale de Matisse concernant la couleur tient en peu de mots : qualité = quantité.
« D’un bleu n’est pas aussi bleu qu’un mètre carré du même bleu » (à Aragon) ou encore » la quantité de la couleur était sa qualité » (a Tériade, 1929)
Depuis Manet mais aussi dans la foulée Cézanne, Degas, et Monet, les artistes ont toujours cherché à saper l’illusion de l’espace qui régissait la peinture depuis 1425 environ, leur atelier en constitue le parfait creuset et aiguillon.
« Dans mon atelier, le sol est rouge sang de bœuf, comme dans les carrelages provençaux ; le mur est rouge ; c’est comme si le sang s’était infiltré pour tout teindre ; les meubles sont rouges entourés d’un fil d’or mat. Ce rouge est comme une nuit chaude à l’intérieur de laquelle, venant de la fenêtre à gauche, une intense lumière fait naître ou plutôt ressusciter les autres objets. »
Matisse sur son Panneau rouge devenu L’Atelier rouge cité par Marcelin Pleynet, Henri Matisse, Folio essais, 1993.
L’espace débordé par la planéité de la couleur
Le seul rouge totalise l’espace. La couleur devient le vecteur abstrait de l’émotion, comme le ferait la musique. Son utilisation comme principe unificateur de l’espace sert de tremplin à Matisse dans l’affirmation de la planéité picturale.
Pour Frank Stella, Matisse a le sentiment de deux surfaces, celle du support et celle de la réalité matérielle du pigment « Ces deux surfaces doivent travailler ensemble (..) Un exemple classique est L’Atelier Rouge doit-il où la ligne est pratiquement formée par le support que l’on voit à travers le rouge qui l’entoure »
« Ce qui compte le plus dans la couleur, ce sont les rapports. Grâce à eux et à eux seuls un dessin peut être intensément coloré sans qu’il soit besoin d’y mettre de la couleur »
Matisse
La couleur libère l’espace
« Plus une zone d’une certaine couleur est grande, plus elle est puissante. Je me souviens de cette remarque de Cézanne : deux kilos de bleus sont beaucoup plus bleus qu’un seul kilo. C’est tout à fait vrai. Gauguin aimait à répéter cette remarque (et il en exploitait le principe), tout comme Matisse.
La couleur peut créer l’espace, ou plus précisément, les couleurs le peuvent. Il en faut plus d’une. L’Atelier rouge, de Matisse, est principalement rouge, comme l’indique son titre, mais c’est la façon dont le rouge fonctionne avec les autres couleurs qui crée l’espace. »
David Hockney, Une histoire des images.
Peindre comme acte réparateur
Thème trop récurent pour être anodin, Matisse se sent dans l’Atelier « transporté dans une sorte de paradis. » En noyant par la couleur les cadres de la vraisemblance, il affirme l’importance de « la relation de l’objet à l’artiste, à sa personnalité et à son pouvoir d’organiser ses sensations et ses émotions. »
Comme pour Monet, les Américains en regardant Matisse, lui ont rendu une modernité palpitante et émouvante. L’Atelier Rouge en reste l’icone prodigieuse.
Catalogue sous la direction d’Ann Temkin et Dorthe Aagesen, Hazan: « Voilà un tableau qui me pose problème », confiait Henri Matisse à un visiteur fin 1911. Les essais creusent les conditions de sa fabrication, « une histoire exemplaire de la façon dont les artistes travaillent ». Les scientifiques de la conservation ont découvert que Matisse a vécu avec l’image pendant au moins un mois avant d’appliquer le couche finale. Une large part est consacré à la genèse des 11 œuvres et objets qui y apparaissent. Enfin, son périple est retracé avant sa redécouverte au MOMA.
Mais peu de choses sur la fascination qu’il exerce sur expressionnistes abstraits comme Mark Rothko, qui le considérait comme un précurseur de l’abstraction.
Si le mystère de l’Atelier Rouge reste entier, le sentiment d’admiration face au pari qu’il a pris reste lui aussi intact.