Culture

Jean-Claude Gautrand, Libres expressions (musée Réattu, Arles)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 9 septembre 2024

S’il fut l’un des compagnons de route des fondateurs des Rencontres photographiques d’Arles, comme témoin et historien, l’œuvre photographique de Jean-Claude Gautrand reste encore méconnue. La rétrospective « Libres Expressions » que lui dédie au Musée Réattu jusqu’au 6 octobre réhabilite enfin ce maitre du noir et blanc que fut aussi par son action et ses écrits un homme-orchestre hyper actif dans la reconnaissance et l’histoire de la photographie en France. Ses séries, pour Olivier Olgan puissamment graphiques comme Métalopolis ou L’Assassinat de Baltard, plus conceptuelles comme Le Galet, ou intimistes et picturales comme Le Jardin de mon père, témoignent d’un art qui avait pour rôle essentiel de «  sauver ce qui disparaît, entrer en résonance avec ce qui s’effrite ».

 

« La photographie est un moyen artistique d’expression « extra-ordinaire ». C’est une machine à saisir le monde, à le disséquer, à le découvrir, à le sublimer. C’est une machine à rêves, à messages. La photographie est un baume à l’horreur des choses, c’est un fruit onctueux bourré de dynamite, c’est un piège ! Elle peut être arme meurtrière et sans scrupules pour un kamikaze, mais aussi scalpel salvateur pour l’amoureux du monde. C’est une maîtresse exigeante, tyrannique à jamais insatisfaite, mais c’est aussi une cristallisation de joie, de beauté, de surprises, de rencontres… »
Jean-Claude Gautrand

Jean-Claude Gautrand Le Galet, 1968 Photo Jean-Claude Gautrand

Le plus arlésien des photographes parisiens.

Jean Claude Gautrand (2007) Photo Pierre Hucher

Paradoxalement, l’activisme de Jean-Claude Gautrand (1932 – 2019) pour faire reconnaître la photographie en tant qu’expression artistique à part entière a freiné la reconnaissance de son travail. Engagé sociétal, l’homme d’idées prend aussi position. Il ne se positionne pas en tant que simple témoin mais bien acteur tout au long de sa vie.

L’homme-orchestre « nous livre des réflexions d’une richesse, d’une élégance et d’une émotion qui font corps avec son œuvre. Jean-Claude Gautrand est un homme entier, un humaniste, un artiste, au sens propre des termes. »
Daniel Rouvier, Photographier c’est… catalogue

A la fois, journaliste et historien de la photographie, auteur et commissaire d’exposition, le fondateur le groupe Gamma (en 1963), puis, du groupe d’avant-garde Libre expression s’est beaucoup investi dans de nombreuses structures et des manifestations photographiques : le club des 30X40 à Paris, Le Festival de Royan, la Fondation Nationale de la Photographie à Lyon, … et bien sûr les Rencontres d’Arles. Partie prenante de la toute première équipe dès 1970, l’infatigable témoin a accumulé des archives exceptionnelles offertes par son épouse Josette Gautrand au centre de recherche et documentation du musée Réattu en 2022.

Jean-Claude Gautrand, La mort du pin, 1967 Photo Jean-Claude Gautrand

L’homme mémoire

Parler de la photographie de Jean-Claude Gautrand, c’est d’abord parler de mémoire, mais n’est-ce pas là l’apanage même de toutes les formes de photographies ? Cette dimension est absolument essentielle, depuis ses premières photographies réalisées enfant jusqu’à sa dernière série, Le Jardin de mon père: Mémoire des Temps, Mémoire des Lieux… mémoire des hommes!

« Photographier, c’est engager une course contre l’effacement, la disparition, le néant. C’est une lutte contre le temps, un défi à l’oubli. La caméra, instrument magique capable d’éterniser le fugace mais aussi l’irrémédiable. C’est une arme imparable contre les génocides culturels ou les abandons volontaires ; le contre-poison à la passivité. Rôle essentiel de l’image: sauver ce qui disparaît, entrer en résonance avec ce qui s’effrite.
Capter les ondes et les échos des choses agonisantes. »

Jean-Claude Gautrand, série La Mine Libres expressions (Musée Réattu) Photo OOlgan

De l’esthétisme en photographie

L’ambition constante de Jean-Claude Gautrand est de tendre vers ce que Otto Steinert, son maître à photographier, qualifiait de «création photographique absolue». L’esthétisme ne doit pas l’emporter sur le contenu émotionnel, mais celui-ci, pour atteindre pleinement le «regardant», ne peut et ne doit pas en faire abstraction. C’est à un équilibre parfait entre contenant et contenu qu’il faut aspirer. Cet esthétisme photographique n’est jamais un objectif en soi. Il participe de la transmission de l’émotion et du regard de l’auteur. Il n’y a dès lors aucune limite au choix des sujets et des messages passés. Il peut ainsi se permettre de répondre à d’éventuels détracteurs.

«Je ne vais quand même pas faire des photos moches sous prétexte que le sujet est moche.»

Jean-Claude Gautrand, Carnac, alignements mégalithiques, 1984Les forteresses du dérisoire, la Grande Côte, Royan, 1974 Photo Jean-Claude Gautrand

« Mon matériel est mon serviteur et non le contraire »

Militant et engagé, Jean-Claude Gautrand a des positions très arrêtées sur la photographie et l’objet photographique lui-même. Celles-ci trouvent leur source dans sa pratique même de la photographie. Et la lucidité sur sa reconnaissance pour deux maitres : « le graphisme et les formes de Steinert, la matière et les lumières de Weston ». Il n’y a pas là de doctrine, mais bien un accord profond entre sa vision et les moyens qu’il met en œuvre.

Sa photographie proclame bien fort la liberté de choix, la liberté de sujet, la liberté de procédés comme de moyens. La photographie devient une affirmation en abandonnant son rôle statique pour devenir l’objet dynamique d’une prise de conscience. Et par contrecoup, la photographie admet qu’elle n’est pas, qu’elle ne peut pas être objective.» La subjectivité en photographie n’est pas un simple positionnement esthétique, elle induit le positionnement même du photographe en tant que créateur.

«La série photographique c’est cela, il faut qu’à l’exemple du poème, toutes les images s’intègrent et s’encastrent les unes aux autres » 

Jean-Claude Gautrand Gazoville, 1966 – L’assassinat de Baltard, 1971- Bercy n°35, rue Neuve de la Garonne, 1980 Photo Jean-Claude Gautrand courtesy Roger-Viollet

Une recherche artistique pleinement ouverte

«Rigueur indispensable, celle de la qualité. Il ne faut rien laisser passer; une image ressemble à une phrase ou un texte: les fautes d’orthographe ou de syntaxe, sans nuire à la compréhension, gênent l’œil. Un défaut de tirage, un blanc mal placé, un gris inesthétique, sont des erreurs qu’il faut corriger.» 

Concernant le graphisme, la série Métalopolis sera sans aucun doute un point d’orgue, et un véritable manifeste. Ce trait peut se suivre des années soixante jusqu’aux années 2000. Les sujets commandent et se prêtent plus ou moins docilement à cette exploration formelle. Très tôt, l’atmosphère kafkaïenne de Métropolis a été relevée, on la suit dans la série Gazoville, et dans Les filets et elle resurgit avec une force presque brutale dans certaines images du Camp de Natzweiler Struthof. Ce raccourci n’est pas un résumé, il démontre clairement que le graphisme n’est pas une fin en soi, il est au service du positionnement du photographe face à son sujet.

La question du rythme est essentielle pour apprécier pleinement l’œuvre de Jean-Claude Gautrand. Ce «rythme photographique» s’exprime naturellement dans la juxtaposition et le dialogue entre les images d’une série, mais également à l’intérieur d’une seule image. Dans ce contexte, ce à quoi l’artiste fait référence, ce ne sont plus les mots, mais la musique, plus particulièrement le jazz : «qui est une musique très viscérale, pleine de contrastes, d’oppositions et ma photographie est conçue ainsi.»

La mémoire des lieux, fil conducteur majeur

Le travail en séries est véritablement au cœur de l’œuvre de Jean-Claude Gautrand et ce dès le début, ce qui alors était tout à fait inhabituel. La nostalgie viendra plus tard, c’est la colère qui anime le photographe, son engagement en tant qu’homme d’abord, puis en tant que photographe.

Mémoire des temps, celle de la Seconde Guerre mondiale avec les trois séries emblématiques : Les Forteresses du Dérisoire (1973-1976), Oradour-sur-Glane, village martyr (1995), Le camp de Natzweiler Struthof (1996 et 2005). Cette thématique pourrait parfois servir de clé de lecture par ailleurs pour d’autres séries, mais Jean-Claude Gautrand est très clair sur cette thématique spécifique. 

Jean-Claude Gautrand, Les forteresses du dérisoire, pointe d’Arcachon, 1976 – L’assassinat de Baltard,1971 Photo Jean-Claude Gautrand-courtesy Roger-Viollet

L’assassinat de Baltard marque un tournant majeur pour notre photographe: D’abord «parce que j’affirme là une volonté d’approfondir et de m’approprier un sujet. C’est le début de mon travail de série.» Ensuite, «La destruction de Baltard a déclenché ce côté mémorialiste de ma photographie. Il est vrai que je me sens historien […] »
Daniel Rouvier, Photographier c’est…

Vassivière, village englouti, 1995 Photo Jean-Claude Gautrand

Homme-mémoire et arpenteur

Jean-Claude Gautrand n’est pas seulement un regard mais une conscience de son siècle.

« Pour moi, l’image photographique doit être une provocation obligeant le spectateur à ne pas rester passif. Dans toute œuvre, musicale ou picturale, doit exister une large part de mystère, d’incompréhensible, de magie. Si une image se livre immédiatement, c’est qu’elle n’est qu’anecdote, platitude ou conformisme. L’auteur offre une porte ouvrant sur un couloir obscur et c’est au spectateur de réagir et de découvrir ce que le créateur a voulu exprimer. En résumé, une photographie est un point d’interrogation auquel le public répond avec sa sensibilité personnelle »
Jean-Claude Gautrand

Olivier Olgan

Pour aller plus loin

jusqu’au 6 octobre 2024, Jean-Claude Gautrand, Libres expressions, Musée Réattu

Catalogue, sous la direction de Daniel Rouvier, Conservateur en Chef du Patrimoine, Directeur du musée Réattu, Josette et Brigitte Gautrand avec l’expertise de Philippe Gautrand. Coédition musée Réattu / éditions ILLUSTRIA-La Librairie des Musées. Ce magnifique livre référence d’un artiste à la fois très engagé pour la reconnaissance de son art et très discret revient à retracer l’histoire de la photographie depuis les années soixante à nos jours. Et à en couvrir toutes les facettes, que ce soit du point de vue esthétique, technique, institutionnel, social.
Présenté plus de 60 ans de travail avec pour objectif est de nous plonger dans l’œuvre totale d’un « homme-orchestre», un «hyperactif super discret» avec des séries au graphisme épuré comme Métalopolis ou puissant comme L’Assassinat de Baltard, conceptuelles comme Le Galet, ou intimistes et picturales comme Le Jardin de mon père mais elle propose également de découvrir des séries moins connues voire extrêmement peu montrées comme La Mine ou Les Nus… mais aussi son travail éditorial via l’analyse de ses archives.
La découverte d’une œuvre engagée d’une richesse et d’une qualité exceptionnelle est éclairée par les propos lucides de son auteur et plusieurs essais importants : « Photographier c’est…» par Daniel Rouvier, « Gautrand, l’Arpenteur de Mémoire. La preuve par l’Archive » par Jean Palomba et « Jean-Claude Gautrand, l’homme-mémoire » par Sylvie Hugues.

Pour acquérir des œuvres voir La Douche galerie, 5, rue Legouvé, 75010 Paris
Tél.: +33 1 78 94 03 00 – contact@lesdoucheslagalerie.com

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