Culture
Linda Tuloup, photographe chamane, au révélateur de la Brûlure
Auteur : Anne-Sophie Barreau
Article publié le 15 septembre 2024
(Artiste inspirante) Hommes-fleurs, créatures de la forêt moitié femme, moitié animal, jeunes filles allongées sur un drap rose le corps offert à la lumière et aux mots… l’exaltation du rêve et du désir, du conscient et de l’inconscient, telle une « mappemonde de l’ignoré » en référence au Promontoire du songe de Victor Hugo, est partout dans les images de la photographe plasticienne Linda Tuloup. Elle culmine pour Anne-Sophie Barreau dans Brûlure, série composée principalement de polaroïds passés à la flamme. Le livre édité par André Frère Éditions fait l’objet d’un lancement – dédicace le mardi 1er octobre à partir de 18h à Librairie-Galerie Artazart Paris 10e et d’une exposition à la Galerie Olivier Waltman dans le cadre du Festival PhotoSaintGermain du 30 octobre au 23 novembre.
Matière
Quand on découvre votre travail, votre qualité de photographe d’un côté, de plasticienne de l’autre, apparaissent au premier coup d’œil. Comment conversent-elles ?
Je n’aime pas vraiment le terme de plasticienne mais il me correspond. Plus le temps passe, plus je m’aperçois que la photographie ne me suffit pas. J’ai toujours besoin d’intervenir d’une façon ou d’une autre sur l’image, de creuser, de trouver une matière, d’espacer l’espace. Dans Brûlure, mon dernier travail, c’est le feu, dans Présences, qui le précède, ce sont des pierres émulsionnées de bromure d’argent sur lesquelles j’ai tirées des photos qui ajoutent en quelque sorte une part d’humanité. Dans les bains, sous la lumière rouge du labo, je voyais des visages, des corps se révéler sur la pierre. Une trace de l’existence.
Du côté de la photographie, vous aimez, semble-t-il, les appareils simples d’utilisation. Vous avez commencé avec un boîtier Holga, et Brûlure, que vous évoquiez à l’instant, est une série de polaroïds que vous passez à la flamme
L’appareil photo, nous en faisons tous l’expérience, est comme un prolongement de la main et des yeux. Le boitier Holga, dont le simple nom me faisait rêver, est en effet, comme le polaroïd, simple d’utilisation. On ne fait pas le point, on a juste à appuyer sur un bouton. Qui plus est, le film ne s’avance pas automatiquement, ce qui m’a tout de suite donné envie à l’époque de faire des surimpressions. Je faisais mes premiers pas en photographies et j’aimais ces imperfections, cette part de hasard, d’autant que l’appareil laissait aussi passer la lumière et qu’il y avait parfois des trainées rouges.
Ces petits accidents, ces choses qu’on ne maîtrise pas, m’ont toujours plu. C’est un peu la conscience et l’inconscient qui se rencontrent au même instant.
Votre travail explore l’intériorité. Avant d’être photographe, vous avez fait des études de psychologie
Oui, jusqu’au bout, même si je n’ai jamais exercé, mais ces études m’ont indéniablement construite et sont présentes, je pense, dans mon travail aujourd’hui.
Comment ce désir d’accomplissement par la création est-il venu ?
Je l’ai toujours eu je crois mais plonger dans cette vie est un pas immense, et j’ai sans doute eu besoin avant cela d’explorer certaines choses. Quand je voyageais par exemple, j’avais déjà cette habitude de prendre des photos, non pas tant parce que je partais loin mais parce que c’était des moments de solitude. Puis un jour, en rentrant d’Argentine où j’étais partie danser le tango, j’ai acheté un boitier Holga.
Je pensais que le voyage était aussi en nous, qu’il pouvait être intérieur et j’ai commencé une première série de photographies composée de surimpressions de portraits et d’images de la nature, elle a tout de suite été publiée et exposée, c’était parti, à ce moment là, c’était comme une évidence, un appel, je ne pouvais plus y échapper.
Ouvrir les corps
Comment présenteriez-vous Brûlure ?
J’ai commencé ce travail pendant le confinement. J’avais un stock de polaroïds à ma disposition. Cela ne pouvait pas mieux tomber, je voulais quelque chose de simple et c’était le cas. On fait la photo et elle existe tout de suite. J’ai fait des autoportraits chez moi, je mettais le retardateur, j’avais dix secondes, je courais et la photo sortait de l’appareil, mais très vite, avoir cette image ne m’a pas suffi, j’ai eu besoin d’aller voir ailleurs, d’utiliser le feu, d’ouvrir les corps. Ce qui n’allait pas sans poser de questions : on ne maîtrise pas tout dès lors qu’on utilise le feu. Certaines images sont allées jusqu’à la destruction. Mais ce qui l’emportait, c’était cette impression d’être une sorte de chamane, de me jeter un sort. À cette époque, je relisais La psychanalyse du feu de Gaston Bachelard. Beaucoup de phrases du livre m’ont poussée à ce geste.
Vous parlez de destruction mais pour celui qui regarde le polaroïd, il apparaît surtout augmenté
Dans cette destruction de l’image, se révèle en même temps autre chose, de nouvelles couleurs par exemple. C’est une métamorphose, une chose meurt et une autre prend vie. Par ailleurs, au moment où je la brûlais, j’aimais voir l’image devenir une sorte de sculpture vivante. Elle se cambrait, bougeait, s’ouvrait. C’était vertigineux.
Brûlure, le livre éponyme, est publié le 3 octobre. Comment avez-vous travaillé avec votre éditeur André Frère Éditions ?
Il a merveilleusement accompagné ce projet. Il a toujours été à une juste place, à la fois très présent et en même temps n’hésitant pas à se soustraire pour me laisser faire les choses telles que je les avais en tête. Le designer et graphiste Ruedi Bauer a également beaucoup apporté à ce livre. Je l’ai encouragé à entrer dans les images. Les pleines pages s’enchaînent, c’est presque cinématographique, on ne sait pas trop où on va, on voit le feu qui arrive lentement. Il y a aussi l’envers de quelques polaroïds qu’un jour je me suis mise à retourner voulant voir la trace que le feu avait laissée sur l’autre face. La surprise a été totale, j’avais soudain l’impression que l’univers entier, des galaxies, des étoiles, défilaient sous mes yeux, c’était incroyable… Il y a aussi un petit livret où on voit les polaroïds en taille originale, j’y tenais, je voulais revenir à l’origine de l’image.
Enfin, il y a un texte que l’écrivain et historien de l’art Colin Lemoine m’a fait l’honneur d’écrire après une visite à mon atelier. Sa fulgurance, sa forme, son style – on pense à Duras -… tout me plaît dans ce texte.
Brûlure ne condense-t-il pas à lui seul tout votre univers ?
Je pense en effet qu’il se passe quelque chose de cet ordre. Je m’en suis rendu compte en voyant le livre imprimé cet été. Il matérialisait mon travail en même temps qu’il en montrait l’aboutissement et, peut-être, la maturité.
Photographie et littérature
Vous évoquiez Gaston Bachelard et Marguerite Duras. Votre œuvre communique aussi étroitement avec la littérature. Vous avez d’ailleurs récemment travaillé avec Yannick Haenel
Pas un jour ne passe sans que je lise un livre. J’avais donc naturellement envie de faire entrer la littérature dans mon travail.
Je n’ai pas beaucoup de goût pour les textes explicatifs en prologue. Les images ont à voir avec le mystère. J’avais ce projet d’un livre sur le désir avec des photographies en noir et blanc et j’avais envie d’un dialogue entre les images et les mots.
J’ai tout de suite pensé à Yannick Haenel. Je le connaissais et j’avais lu ses livres, c’était comme une évidence. Il a cette parole poétique. Ses phrases, immédiatement, érotisent le monde. Il a accepté, et c’est ainsi que Vénus, où nous mènent les étreintes (éditions Bergger) a vu le jour.
Un autre livre, La nuit souterraine, a suivi dans la collection « Pour dire une photographie » des éditions « Les petites allées ».
Le principe est simple : un écrivain écrit un petit récit à partir d’une photo qui figure sur la couverture et qu’on retrouve glissée à l’intérieur du livre comme une petite carte postale. En l’occurrence, la photo en noir et blanc représente une femme nue sans visage à l’entrée d’une grotte. A l’occasion d’une lecture du texte à la Maison de la poésie, j’ai fait un film où l’on voit cette image ainsi que des ressacs, des vagues qui tour à tour recouvrent et dévoilent cette femme.
Vous n’aimez pas trop les discours explicatifs disiez-vous à l’instant
Je suis naturellement influencée par ce que je vis, lis, vois mais cela m’ennuie de mettre ça en avant. Et je crois que ce qui est incompréhensible est aussi une source de joie.
Quand je photographie, j’ai l’impression d’obéir à une voix de l’intérieur. Je peux passer deux mois sans faire une seule photo, ce sont des moments où je me nourris, mais ensuite, quand c’est là, c’est comme un jaillissement, ça s’impose, cela va très vite.
L’appel de la forêt
La forêt, et plus largement la nature, le vivant, sont des motifs centraux dans votre travail
Rainer Maria Rilke disait que quand on peint ou que l’on photographie un paysage, ce n’est pas ce paysage que l’on a en tête mais soi-même, que tout est autoportrait, que les arbres et les forêts sont un prétexte pour parler d’un sentiment humain.
J’ai commencé à aller dans la forêt après une série intitulée La chambre rose dans laquelle j’invitais des femmes à venir s’allonger sur un lit. Il s’agissait de mon deuxième travail, je travaillais encore avec le Holga. J’attendais qu’il y ait du soleil et je laissais passer un rayon de lumière sur les draps et les corps. Il y avait aussi des mots, comme un dialogue amoureux, que j’écrivais sur des petits bouts de plastique que je disposais dans ce rayon de lumière.
Après ce travail, je suis tombée enceinte. En mettant ma fille au monde, j’ai ressenti le besoin d’aller dans les bois.
D’un seul coup, cette nature originelle m’ouvrait des horizons, m’enchantait. Selon les saisons et l’heure de la journée, c’était toujours différent, la forêt n’était jamais la même, c’était merveilleux.
Par la suite, j’ai fait une série intitulée Chimère avec une femme nue en forêt qui porte des masques d’animaux. J’ai eu envie de mettre en images la force naturelle et instinctive que les femmes portent en elles. La forêt, parce qu’elle est une chambre d’expérimentation infinie, un espace où les perceptions se confondent et peuvent révéler certaines dimensions cachées du temps et de la conscience, est parfaite pour cela.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
En vérité, je n’en ai peut-être pas encore fini avec la brûlure. Il y a quelques jours, je voyais des polaroïds qui trainaient sur mon bureau et j’ai commencé à craquer des allumettes… Au moment où nous nous parlons, je n’ai aucune idée de ce qui adviendra après. Avant ce travail, j’ai réalisé un film photographique, FEU, il était donc déjà question d’un feu mais très différent puisqu’il s’agit d’un film en hommage à mon père qui venait de disparaître et que je n’avais pas revu depuis trente ans.
Je pensais au départ en faire un livre, j’avais même commencé à écrire.
Puis, une nuit, j’ai commencé à enregistrer quelques phrases, à faire une bande son et à monter ces photographies dans un film. Tout cela pour dire que si au final, cela a pris cette forme, ce n’était pas du tout prémédité. Du reste, j’ai aussi réalisé un objet, un grand coffret doré sur lequel il est écrit « FEU » en or. Quand on l’ouvre, on découvre un livre, intitulé La nuit est un rêve, sous forme de leporello, ce livre accordéon qui se déplie.
Donc je ne sais pas encore ce qui adviendra, tout est ouvert, c’est réjouissant, non ?
Propos recueillis par Anne-Sophie Barreau le 10 septembre 2024
Pour aller plus loin sur la généalogie créative de Linda Tuloup, lire son carnet de lecture
Pour suivre Linda Tuloup
Le site de Linda Tuloup
Le site instagram de Linda Tuloup
A paraître : Brûlure, Texte : Colin Lemoine – Design : Ruedi Baur, André Frère Éditions, 224 p., 49€
- Lancement – dédicace : mardi 1er octobre à partir de 18h, , Librairie Artazart Paris 10e, 83 Quai Valmy, en présence de Ruedi Baur et de Colin Lemoine.
- exposition du 30 octobre au 23 novembre à la Galerie Olivier Waltman dans le cadre du Festival PhotoSaintGermain.
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