Sarah Bernhardt, Frida Kahlo, Alice Guy, Céleste de Châteaubriand : quatre biopics qui décoiffent

Juste retour des choses, les spectacles sur des femmes d’exception se multiplient. En témoignent actuellement quatre biopics : sur la comédienne Sarah Bernhardt (Palais Royal), la peintre Frida Khalo (Manufacture des Abbesses), la réalisatrice productrice Alice Guy (Le Funambule-Montmatre), et la femme de lettres Céleste de Châteaubriand (Studio Hèbertot). Ses pièces ont comme points communs d’être bien écrites, très enlevées et surtout une héroïne principale magnifiquement incarnée. Il s’agit moins pour les critiques de Singular’s de réhabiliter des destins féministes invisibilisés  que de croquer avec gourmandise des artistes complexes qui ont tracées un sillon singulier. Ces spectacles sont aussi de belles réussites d’un théâtre populaire qui divertit autant qu’il instruit.

L’extraordinaire destinée de Sarah Bernhardt, texte et mise en scène de Géraldine Martineau

L’extraordinaire destinée de Sarah Bernhardt, de Géraldine Martineau Th Palais Royal Photo Fabienne Rappeneau

Pour celle que l’on désignait, « l’impératrice du théâtre », « la scandaleuse ». ou « la divine », il fallait un spectacle non conformiste à sa démesure et surtout un récit débridé pour rendre justice à sa devise, « Quand-même ! » Mêlant jeux de lumières, projections vidéos d’archives, scènes de groupe, le pari est relevé haut la main!

« Quand je déroule le film de ma vie, il y a quelques trous noirs, mais je vois surtout des images joyeuses et colorées… Soyons libres et insoumises, Quand même ! Ne nous résignons jamais ! »
Géraldine Martineau

Dés les premières saillies, réelles, apocryphes, ou mythiques, le ton de la fantaisie est donné. Estelle Meyer fait revivre avec incandescence une Sarah Bernhardt sans filtre : « Mon nom vous dit peut-être quelque chose parce qu’on m’a donné un rôle d’aventurière dans Lucky Luke ! »

Assumant autant les faits que la légende

L’extraordinaire destinée de Sarah Bernhardt, de Géraldine Martineau, Th Palais Royal Photo Fabienne Rappeneau

Sans trop illusion sur ce que le grand public connait de son héroïne XXL dont le centenaire l’année dernière a été plutôt timide, Géraldine Martineau, auteure et metteure scène trouve – au fil des tableaux – le bon équilibre entre les coups de têtes de Sarah aux institutions et conventions de tout poil et ses coups de cœur et ses coups du sort.  Le rythme est intrépide, la succession des hauts et les bas propres à une dramaturgie haletante. Le portrait peut paraitre forcément court ou grossi, il est vivant ! Et aucun évènement important n’est laissé sous silence. Sarah reste une femme complexe et attachante malgré les excès en tous genres, elle a autant brouillé les pistes que crée sa propre légende!

Plus qu’une féministe avant l’heure, c’est d’abord une femme libre qui s’épanouit loin de tout rôle assigné, impose son talent. Sa maitrise des codes d’une société où l’homme a la part du lion provoque, elle qui ne supportait pas l’indifférence. C’est en lionne que Sarah ne cesse de bousculer les normes avec panache, mais surtout d’en créer de nouveaux à sa démesure !

10 artistes, pas moins de 35 rôles

L’extraordinaire destinée de Sarah Bernhardt, de Géraldine Martineau Th Palais Royal Photo Fabienne Rappeneau

Pour la rendre tangible entre sa naissance (1844) et sa mort (1923), il faut une rousse flamboyante, capable de chanter comme de nous émouvoir: d’emblée Estelle Meyer réussit à être crédible, fascinante et actuelle. Elle s’appuie sur toute une troupe au diapason (puisque deux musiciens sont sur scène) pour nourrir ce tourbillon de scandales et d’émotions !  Sarah ne sait pas faite seule. Plus d’une trentaine de personnages (George Sand, Victor Hugo, Edmond Rostand, excusez du peu) sont convoqués;  ceux qui soutiennent (comme Madame Guérard, à la fois gouvernante et coach) ou freinent l’émancipation d’une fille qui semble condamnée par les antécédents et la démission de sa mère à une prostitution de courtisane. Plutôt qu’être cocotte mondaine, elle  a préféré avoir le monde à ses pieds. Derrière le tapage médiatique d’un star system qu’elle invente et fait encore sa légende, se dessine des engagements sincères, notamment politiques en défendant Louise Michel, ou Zola comme dreyfusarde farouche, …
Les enchainements historiques et géographiques (la fameuse tournée au Far-west US !), l’alternance de coups de théâtre et de drames intimes s’enchainent avec fluidité maitrisée sans aucun temps calme. Grâce aux images projetées, le spectateur traverse le siècle de Sarah à la vitesse d’un cheval au galop, non plutôt d’un train vapeur. Il en sort groggy, mais conscient d’avoir vécu une belle épopée d’une grande Dame, avec beaucoup de plaisir !

avec Estelle MEYER, Marie-Christine LETORT, Isabelle GARDIEN, Blanche LELEU, Priscilla BESCOND, Adrien MELIN, Sylvain DIEUAIDE, Antoine CHOLET, Florence HENNEQUIN et Bastien DOLLINGER – Musique et paroles d’Estelle Meyer
Jusqu’au 31 décembre 24, du mardi au samedi à 20h30 (puis en alternance avec « Edmond » à partir du 8 octobre) au Théâtre du Palais-Royal, 38, rue de Montpensier, 75001
Texte publié à L’Avant-Scène Théâtre, 120 p., 14€

Frida, texte et mise en scène de Paõla Duniaud

Frida, de Paõla Duniaud incarnée par Ana Lorvo (Manufacture des Abbesses)

Autre destin dont il n’est pas facile de séparer le mythe des faits, celui de Frida Kahlo, artiste peintre mexicaine hors  ! Le spectacle écrit et mis en scène par Paõla Duniaud réussit une double gageure, ne pas sombrer dans le pathos d’un destin « de celle qui a passé toute sa vie à mourir » comme le fait dire l’auteure, garder le rythme d’une vie incandescente  croquée par Carlos Fuentes : « Elle montrait à tous que la souffrance ne pouvait altérer ni sa maladie, ni épuiser la pluralité de son être. »

Véritable force de la nature, elle a su trouver la lumière et la faire briller dans la douleur et la désintégration. Un destin on ne peut plus dramatique dans lequel elle puisait sa joie de vivre.
Paõla Duniaud

Eclairant une narration chronologique très sobre (en dehors d’un prélude qui promet un joyeux tumulte !), le dispositif scénique grâce à un castelet à roulettes à la fois très simple et astucieux permet de faire vivre le kaléidoscope des lieux où Frida s’est à la fois épanouie, artistiquement, politiquement et intimement : des nombreuses hôpitaux à la Casa Azul, maison de ses parents qui devient aussi son atelier et le creuset de sa relation tumultueuse avec Diego Rivera !

Frida, de Paõla Duniaud met en scène 25 ans du couple Frida (Ana Lorvo) et Diego Ribera (Sacha Vučinić) Manufacture des Abbesses

Car si Sabrine Ben Njima, Thierry Mulot, et Paõla Duniaud incarnent une dizaine de personnages ; des parents aux médecins au chevet de Frida, en passant par Léon Trotski, c’est le couple explosif qui est à juste titre l’épicentre du récit d’une relation de 25 ans, aussi politique et esthétique qu’ épique!

Sacha Vucinic brosse un Diego Ribera  tout en puissance et avidité à la fois amant et bourreau des cœurs, infidèle et aiguillon artistique, carrefour et accélérateur de leurs engagements politiques et nationalistes, surtout communiste. Face à l’ogre, Ana Lorvo dans le rôle de Frida est époustouflante de vérité, de justesse pour canaliser le feu intérieur qui brule son corps et consume son cœur.

Une ode à : « Viva la vida! »

Délaissant le mythe hypertrophié,  c’est d’abord l’histoire d’une femme de son temps qui est brossé, avec cette modernité de ton et de mœurs qui en font l’icône actuelle : un art puisé dans les replis de ses souffrances et inspiré de sa culture mexica, un engagement politique en rupture avec le pouvoir en place, un amour déconstruit, une bisexualité assumée, … le cocktail enivrant d’une indépendance d’esprit et d’une pratique artistique décomplexée qui reste une inspiration pour les générations futures.

avec Ana Lorvo, Sacha Vučinić, Thierry Mulot, Sabrine ben Nijma,  Daphné Dumons, et Paõla Duniaud
Jusqu’au 30 novembre 24, les Mercredi, Jeudi, Vendredi, Samedi à 19h, Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron, 75018 Paris, du mercredi au samedi à 19h

Alice Guy, Mademoiselle Cinéma, texte de Caroline Rainette et mise en scène avec Lennie Coindeaux

Il faut encore beaucoup de projecteurs pour sortir Alice Guy de l’ombre dans laquelle elle a été plongée. Certes, elle a fait l’objet de nombreux récits, d’une BD (Catel & Boquet, Casterman, 2021) et ultime justice, elle fut l’une des 10 sculptures hommage à des figures féministes révélées à l’ouverture des JO et actuellement exposées à l’Assemblée Nationale.

Actrice pionnière de la naissance du monde moderne

Alice Guy, Mademoiselle Cinéma, texte de Caroline Rainette (Funambule Montmartre) Photo Luca Lomazzi

La pièce de Caroline Rainette qui assume le texte et le rôle-titre, co-signe aussi la mise en scène avec force image d’archives notamment de films de la réalisatrice, revient avec lucidité et enthousiasme sur le destin de cette pionnière visionnaire du 7ème art. En brossant d’abord une vie de femme entrepreneuse, plongée dans l’histoire industrielle en général et du cinéma en particulier, l’auteure évite le piège d’un didactisme féministe engagé.  Elle nous plonge dans les innovations techniques et narratives des inventeurs du cinématographe. La force du récit est de ne pas occulter la dimension industrielle de cet art. Alice Guy l’avait bien intégré en fondant sa propre société de production.  Et c’est sa banqueroute financière qui participa à son invisibilisation !

Pourtant le cinéma doit beaucoup à cette femme qui a cru d’emblée aux potentiels artistique d’un médium que d’aucuns ne considéraient que comme une reproduction technique.

Alice Guy fut la première à détecter le potentiel fictionnel de la technique du cinématographe inventée par les frères Lumière en 1895.  Moins d’un an plus tard, à Paris, avec La Fée aux choux pour Léon Gaumont, elle devient à 23 ans la première réalisatrice de l’histoire du cinéma avec plus de 300 films en France.

Pionnière du cinéma, première femme cinéaste au monde, raconter la vie d’Alice Guy c’est aussi se pencher sur la condition des
femmes. Car dans un milieu masculin, Alice a évidemment dû se battre pour se faire, sinon aimer, du moins accepter.
Caroline Rainette

Une entrepreneuse visionnaire

Alice Guy, Mademoiselle Cinéma, texte de Caroline Rainette (Funambule Montmartre) Photo Luca Lomazzi

Dans ce maelstrom d’innovations, Guy construit aussi les ressorts de son indépendance. La partie n’est pas facile et le combat toujours inégal, même si elle a su réaliser ses intuitions avec son propre studio.  En 1907, mariée, elle part conquérir l’Amérique :  laissant les Films Gaumont aux mains de son assistant Louis Feuillade, elle est la première femme à créer sa propre maison de production, elle construit un studio dans le New Jersey et fait fortune. Mais son mariage malheureux lui fait tout perdre. Rentrée en France, dans l’indifférence générale, elle meurt en 1968, certes avec la légion d’honneur, mais sans avoir ni revu aucun de ses films perdus et oubliés, no obtenu la reconnaissance de ses intuitions. Le récit hollywoodien l’ayant balayé de l’Histoire.

Durant toute sa carrière Alice Guy a révélé bon nombre d’acteurs, mais avant tout d’actrices. Elle a créé le style Gaumont. Plus révélateur aussi, elle changé la manière de jouer au cinéma, mais aussi au théâtre, en demandant une seule chose à ces acteurs « soyez naturels ! »…

Lennie Coindeaux et Jérémie Hamon font vivre autour d’elle, tous ceux qui donnent lui sa chance, de Gustave Eiffel, à Léon Gaumont, ou partagent son émerveillement pour le cinématographe de Méliès à Feuillade, ou ceux qui entrainent sa perte, dont Herbert Blaché (1882 -1953), mari et associé si fier de ses prérogatives qui assumera la ruine du rêve de sa femme et la vente de son Studio en 1921.

Autant dire que l’on apprend beaucoup de cette aventure entrepreneuriale exceptionnelle, qui aurait pue s’épanouir… si elle n’avait pas été celle d’une femme!

avec Caroline Rainette, Lennie Coindreaux et Jérémie Hamon,
Jusqu’au 10 décembre, Théâtre Le Funambule-Montmartre (Paris 18), les lundis et mardis à 19h ou 21h (en alternance, une semaine sur deux)

Un faune au crépuscule, Règlement de compte conjugal chez les Chateaubriand, texte et mise en scène, de Marc Delaruelle

Un faune au crépuscule, de Marc Delaruelle, avec Claude Mailhon et Patrice Ricci (Studio Hébertot) Photo DR

Personnalité méconnue à l’ombre d’un Géant, Marc Delaruelle, qui assure également la mise en scène de sa pièce, met en lumière Céleste de Chateaubriand (1774 – 1847) souvent mise de côté au profit des autres femmes de « L’Enchanteur », dont en premier lieu sa maîtresse historique Juliette Récamier.
L’autre bonne idée est d’avoir confié le rôle à Claude Mailhon. Elle est tout simplement prodigieuse dans les habits de l’épouse de l’auteur des Mémoires d’outre-tombe. La comédienne est habitée, elle est Céleste telle que l’on l’imagine au côté d’un François-René (Patrice Ricci) qui parait en contre-champ plus terne. Il ne nous paraît pas incarner avec suffisamment de force la figure du Héros romantique.

Nous sommes en 1828, chez le couple à Paris à l’Abbaye-aux-Bois. Le salon est meublé chichement. Chateaubriand a 50 ans – il va vivre encore 20 ans – et Céleste fatiguée des incessantes tromperies de son mari menace de le quitter. Une scène de ménage s‘ensuit.

Le texte de cette dispute bien troussé

Un faune au crépuscule, de Marc Delaruelle, avec Claude Mailhon et Patrice Ricci (Studio Hébertot) Photo DR

Les répliques fusent, de la verve, du rythme, malgré quelques incongruités de langage trop contemporaines et des erreurs historiques : Céleste menace son mari de divorcer sauf que…. le divorce a été abrogé depuis 1816.
Mais la dispute faute de recul finit par tourner en rond. Réduire le couple à leur aigreur réciproque, sans élargir et piocher dans la vie foisonnante de François-René, c’est oublier le rôle que joua Céleste dans l’œuvre de mon mari, notamment tenant salon et organisant des lectures de ses œuvres.  Malgré ce regret, la pièce est plaisante.
On passe un bon moment, et c’est déjà beaucoup. Patricia de Figueiredo

avec Claude Mailhon et Patrice Ricci
jusqu’au 30 octobre 24
, tous les mardis 21h et mercredi 19h, Studio Hébertot, 78 Boulevard des Batignolles – 75017 Paris. Tel 01 42 93 13 04