Culture

La chair du monde, de Tamara Kostianovsky (Musée de la Chasse et de la Nature - JBE Books)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 15 octobre 2024

Rien ne se perd tout se transforme. Plus que jamais, l’artiste se fait alchimiste. Avec des textiles familiaux usagés, Tamara Kostianovsky crée des natures mortes, des troncs et souches d’arbres, des carcasses d’animaux, des paysages d’où jaillissent des oiseaux et fleurs exotiques. Ses sculptures de tissus racontent autant sa vie que notre lien à l’environnement. Le musée de la Chasse et de la Nature à Paris jusqu’au 3 novembre 2024 et le catalogue JBE Books font dialoguer pour Olivier Olgan deux visions de la nature: les bêtes naturalisées et les animaux hybrides en tissus transcendés. Vous serez fasciné par cette quête tactile et spirituelle « à réintégrer la physicalité de notre corps et les processus naturels de naissance, de croissance et de décadence dans notre compréhension existentielle de la vie.« 

Un stimulant dialogue entre le rebus et le Vivant

Après les expositions d’Eva Jospin ou de Sean Landers explorant des médiums aussi différents que le carton, ou la peinture, avec Tamara Kostianovsky, le musée de la Chasse et de la Nature présente un travail artistique vraiment inouï, aussi tactile que visuel, aussi charnel que conceptuel.  Ses sculptures « upcycling » à base de  vêtements usagés et des textiles mis au rebut vous entrainent dans une autre dimension.  Ses trompe-l’œil provoquent le vivant, et distillent un état du monde qui ne peuvent laisser indifférent. Les émotions provoquées oscillent entre surprise et provocation, fascination et répulsion. Ils brassent des sentiments mêlés liés a la fragilité de l’existence, l’ambivalence de notre relation avec la nature. D’autant que l’environnement du Musée de la Chasse nous renvoie en miroir une nature suspendue à d’autres usages, à d’autres mœurs.

Tamara Kostianovsky, Bird Skin, 2020 (Musée de la Chasse) Photo OOlgan

Une magicienne de la métamorphose

Les souches et les troncs d’arbres, de l’écorce interne à l’écorce externe, de l’aubier à la moelle, ses carcasses aux chairs, et ses oiseaux bigarrés, semblent être en chair et en os. Ses sculptures textiles brassent pêle-mêle des thèmes complexes tels que la mémoire la violence, la colonisation, l’évanescence de la vie, les connexions entre le corps humain et la nature dans un récit poétique qui font écho  aux vers de Baudelaire :

« Et le ciel regardait la carcasse superbe, comme une fleur s’épanouir […] »
(Une Charogne, Les Fleurs du Mal, 1857).

Tamara Kostianovsky, Champignon de Paris, 2024 (Musée de la Chasse) Photo OOlgan

Entre fascination et répulsion

La justesse cède la place aux couleurs. Celles du corps, sous notre épiderme, au-delà du derme et de l’hy­poderme ; souvenirs d’enfance du cabinet médical de son père, chirurgien esthétique. Ces morceaux de bois sont un hommage intime. Gisent çà et là des souches composées avec les pantalons de velours côtelés de son père. On y trouve les vêtements de sa mère, de son fils, les siens. Par ses vêtements, elle intègre son corps dans son œuvre, telle une performance.
Rémy Provendier-Commenne, commissaire, introduction du catalogue

Tamara Kostianovsky, Intertwined, 2018 ; Shaving (Big Slice), 2018 ; New Man Stump, 2018 (Musée de la Chasse) Photo OOlgan

Liée à une histoire personnelle

En 2000, a l’âge de 26 ans, elle quitte l’Argentine pour s’installer aux Etats-Unis afin de poursuivre son master aux Beaux-Arts. La même année, une crise économique sévère frappe l’Argentine, entrainant une dévaluation significative de la monnaie et impactant les finances de l’artiste. Bloquée a Philadelphie, elle se trouve dans l’incapacité de subvenir a ses dépenses, y compris l’achat du matériel nécessaire a sa création artistique.

Tamara Kostianovsky, Second Skin (détail), 2024 (détail) (Musée de la Chasse) Photo OOlgan

L’histoire bascule un jour de grande lessive a la laverie ou elle rétrécit malencontreusement ses vêtements. Cet incident malheureux – bien qu’heureux pour la suite de l’histoire – , incite Tamara Kostianovsky a examiner de plus près ces t-shirts et pantalons devenus trop courts, révélant ainsi le potentiel du tissu en tant que matériau artistique.

« Il y a eu un lien très précoce entre les couleurs et les textures de ce qui se trouve sous la peau et mon initiation aux arts plastiques. Le rouge de mon cours de peinture n’était pas simplement rouge : c’était la couleur du sang. Le jaune n’était pas la couleur du soleil, mais la couleur de la graisse qui remplissait des poches sous les yeux d’une dame âgée sur la table d’opération de mon père. J’ai été fasciné par ce qui se passe derrière la peau, et aujourd’hui encore, je me sers de ces souvenirs pour explorer le monde à travers le prisme du corps. »
Tamara Kostianovsky, entretien du catalogue

Tamara Kostianovsky, Big Vulture, 2016 (Musée de la Chasse) Photo OOlgan

La métamorphose de l’assemblage

Assemblés au moyen de fil et d’aiguilles de chirurgien, ces tissus deviennent écorce, chair ou plumes, permettant à l’artiste d’évoquer des questions sombres et profondes, comme la violence, la colonisation, ou le rapport ambivalent de l’humain à la nature. Avec, dans leur beauté somptueuse et parfois effrayante, une étincelle qui persiste : l’espoir que la vie triomphe, malgré tout.

Les vêtements désormais trop petits deviennent la matière même de ses sculptures monumentales. L’épiderme, la chair, les vêtements mis au rebut ne forment plus qu’un seul et même tissu : celui de ses rêves et de ses créations, un nouveau médium qu’elle sculpte. Chaque pièce raconte une histoire, explore les relations complexes entre l’homme et la nature, la vie et la mort, invite à une introspection profonde sur la place de l’homme dans le monde, mêlant subtilement le personnel et l’universel.
Rémy Provendier-Commenne, commissaire, introduction du catalogue

Tamara Kostianovsky, Mesmerizing Flesh, 2022 ; Quarter with Tropicalia, 2022 ; Tropical Rococo, 2021 (Musée de la Chasse) Photo OOlgan

Un textile incarné

Le terme ≪ chair ≫ est utilise pour designer cette expérience incarnée. Tamara Kostianovsky a rendu ce concept vivant, fusionnant les idées et son propre ressenti pour développer l’ensemble de son vocable créatif.

Les vêtements de l’artiste et de ses proches sont bien plus qu’un simple matériau. Ils s’incarnent directement dans sa création. Pour Tamara Kostianovsky, concevoir, ressentir, toucher le monde, passe avant tout par la chair.

Tamara Kostianovsky, Mesmerizing Flesh, 2022 ; Quarter with Tropicalia, 2022 (Musée de la Chasse) Photo OOlgan

Les carcasses, la chair sublimée

Si elles sont étroitement connectées a ses souvenirs de jeunesse, a son père chirurgien esthétique qui lui a tant appris, ces charognes devenues des horreurs merveilleuses viennent de souvenirs d’enfance, quand elle observait les garçons bouchers décharger les carcasses de viande dans les rues de Buenos Aires.

Ce sont aussi des histoires bien plus bouleversantes qui sont cousues ici : en 2004 sa grand-mère a été retrouvée assassinée a son domicile. L’affaire demeure non résolue et Tamara Kostianovsky sublime cette image effroyable et fait renaitre de ces corps sans vie de mirifiques oiseaux exotiques.

Tamara Kostianovsky, Becoming Native, 2022 (Musée de la Chasse) Photo OOlgan

Le concept de phénoménologie à l’œuvre

« La chair du monde » est bien plus qu’une exposition, c’est aussi un concept éponyme du philosophe Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) qui fascine tant l’artiste : percevoir le monde a travers notre corps. Merleau-Ponty introduit l’idée que notre corps n’est pas un objet physique dans le monde, mais le moyen fondamental par lequel nous expérimentons et comprenons le monde. Notre existence et notre compréhension du monde sont intimement liées à notre incarnation, à notre corps, et que la perception est une expérience immédiate et pré-réfléchie qui se déploie à travers cette connexion fondamentale avec le monde environnant.

Ces tissus, ces motifs, ces couleurs, cette faune ornithologique sont aussi le vêtement avec lequel elle recouvre le corps, tel un linceul pour los desaparecidos (les disparus) – ces dizaines de milliers de victimes de la dictature militaire en Argentine –, témoignant également de la violence faite aux femmes a travers le monde, comme autant d’empreintes

Tamara Kostianovsky, Foul Decorations I-II-III, 2020 (Musée de la Chasse) Photo OOlgan

Un tissu d’histoires et de vies

Près d’une trentaine d’œuvres sont intégrés dans les salles du Musée de la Chasse. Chacune intime ou extime une dimension humaines et historique, toujours palpitante. Elle brasse avec un brin de folie tant de codes iconographiques notamment de la religion chrétienne qui peut provoquer un certain malaise et vertige. L’oiseau évoque des images religieuses (la colombe du Saint-Esprit, l’aigle de Saint-Jean…), offrant une réflexion subtile sur la symbolique du sacrifice. Cette juxtaposition de traditions artistiques et culturelles crée une œuvre qui transcende les frontières et incite a une réflexion approfondie sur la nature, la spiritualité et la richesse culturelle de l’Amérique centrale et du Sud.

Tamara Kostianovsky dans son studio (Musée de la Chasse) Photo DR

L’alchimie du studio

« Un type d’alchimie se produit dans mon studio, où les sous-vêtements décolorés sont transformés en ligaments, les nappes tachées prennent la couleur et la texture des plumes d’oiseaux exotiques, et les pulls usés se démêlent dans les riches textures de la graisse animale. En contrastant une imagerie viscérale avec des matériaux mous, je cherche à réintégrer la physicalité de notre corps et les processus naturels de naissance, de croissance et de décadence dans notre compréhension existentielle de la vie. »
Tamara Kostianovsky

Se définissant comme une artiste latinx, la question de l’identité est un sujet important pour elle. Dès lors, elle fait ressurgir une vérité « ornithologique », là où les explorateurs n’ont fait que sublimer la violence de la colonisation. C’est une des perspectives que cette œuvre fascinante laisse ouverte.

Olivier Olgan

Pour suivre Tamara Kostianovsky

La Chair du monde, de Tamara Kostianovsky

Jusqu’ au 3 novembre au musée de la Chasse et de la Nature à Paris, 62, rue des Archives, 75003 Paris

Catalogue, de Rémy Provendier-Commenne. Après une remarquable introduction, son dialogue avec l’artiste est passionnant pour comprendre la genèse, la fabrique, et ses convictions « phénoménologiques » qui porte à un niveau spirituel l’ambition écologique, JBE Books, 25€

Mon travail, même s’il est réalisé à petite échelle, vise à suggérer que ces matériaux peuvent être réutilisés ou recyclés, au lieu d’être simplement jetés à la poubelle. Il existe d’innombrables possibilités d’utilisation des vêtements recyclés, allant de la construction de maisons aux maté­riaux d’isolation. Mon travail est motivé par cette idée que nous pouvons faire mieux, que chaque pièce recyclée représente une petite contribution à un changement plus large. Je veux encourager l’idée que nous pouvons tous faire quelque chose pour réduire notre empreinte écologique.
Extrait de l’entretien entre et Tamara Kostianovsky et Rémy Provendier-Commenne

Pour aller plus loin

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