Culture

L’Arbre-machine de Sylvie Bonnot ou les forêts en vérité (éd. Loco)

Auteur : Anne-Sophie Barreau
Article publié le 6 janvier 2025

(Artiste inspirante) Depuis qu’une tempête, en 2019, a arraché les arbres plantés par son père en Bourgogne, la forêt est devenue le motif central du travail de la photographe et plasticienne Sylvie Bonnot. Les forêts en vérité : la sienne, celle qui vibre d’une dimension intime, mais d’autres aussi, proches ou lointaines, dont elle saisit les multiples enjeux : écologique, mémoriel… Lauréate de « La grande commande photographique » pilotée par la BnF, l’artiste, a notamment étendu son rayon d’action à la forêt amazonienne. Il en résulte, grâce au procédé de la mue dont elle a le secret, des images mystérieuses qui donnent la sensation de toucher la peau du monde. En témoigne L’Arbre-machine publié aux éditions Loco, présenté dans le cadre de « La photographie à tout prix » que présente la BnF jusqu’à 30 mars 2025. Sylvie Bonnot emmène Anne-Sophie Barreau en forêt.

 

 

Sylvie Bonnot, série Installations In situ photo Sylvie Bonnot 2024

Vous menez depuis plusieurs années un travail au long cours sur la forêt. A quel moment celui-ci a-t-il débuté ?

Tout a commencé par un désastre. Fin 2019, alors que je revenais d’un voyage à Baïkonour – je travaillais alors sur les géographies de l’espace depuis plusieurs années en collaboration avec l’Observatoire de l’espace du Centre national d’études spatiales – la forêt de mon père en Bourgogne, à côté de mon atelier, a été dévastée par la tempête. 70 à 90% des arbres ont été arrachés, quelques semaines de sidération ont suivi, je n’avais pas vu venir ce chaos. Cet événement, par ailleurs, n’était pas sans lien avec le travail que je menais sur l’espace.

Les deux interrogeaient la place de l’industrie dans le paysage, la ressource étant au cœur de ce questionnement.

Sylvie Bonnot, Membrane 001, , 2024. Adhex-Fort d’Ivry. photo Sylvie Bonnot

Par quoi avez-vous commencé ?

Le sujet au départ me semblait trop proche car mon père était mort deux ans plus tôt. Cependant, je savais que les bois allaient rapidement être récoltés par les exploitants forestiers car nos forêts présentaient un risque pour les riverains.

J’ai donc commencé par faire des photos pour qu’il reste une trace de cette beauté tragique, de ce paysage aussi précaire qu’éphémère. Je me disais que j’aurais des images pour essayer de comprendre plus tard.

Très vite, je me suis prise de passion pour ce travail. C’était comme si mon lien à cette forêt, qui était l’œuvre de mon père, m’était soudain révélé. J’ai compris d’autre part que j’avais une responsabilité, que notre rôle avec ma mère, était de gérer cette forêt au mieux dans le contexte du réchauffement climatique.

Sylvie Bonnot, Bois Drapé (Coswine II), Guyane, 2024
Photo Sylvie Bonnot

Quelle a été la première concrétisation de votre travail ?

Il s’agissait d’une installation, Géométrie de la chute, réalisée en 2020 pour le Festival international de jardins – Hortillonnages d’Amiens. Pour la réaliser, j’ai fait prélever des souches des bois arrachés de mon père.

La souche, et plus généralement les branches, les rémanents, cette partie que les exploitants laissent derrière eux, sont très importants dans mon travail.

Puis, fin 2021, j’ai commencé une résidence au centre d’art et de rencontres d’Ugine en Savoie. Celle-ci m’a aidée à me positionner et en particulier à comprendre que je portais un double regard sur les enjeux forestiers, un regard à la fois artistique mais aussi de copropriétaire forestière.

Vous avez ensuite été lauréate de la « grande commande photographique » pilotée par la BnF

Sylvie Bonnot, La Garde II, série Corps de brume photo Sylvie Bonnot 2024

La « grande commande, La France sous leurs yeux » a été une opportunité décisive. J’ai pu développer mon travail dans trois territoires : en Bourgogne et dans le Rhône, en Savoie, et en Guyane, étant entendu que pour des raisons de sobriété énergétique, j’ai beaucoup travaillé en circuit court et moyen. J’ai pu en outre aborder un grand nombre de professionnels de la forêt et mener un travail documentaire de fond.

Lorsque je livrais les images, celles-ci étaient parfois accompagnées de légendes et de commentaires. Il était important pour moi de partager les connaissances acquises, notamment auprès des propriétaires forestières qui, après le décès de leur mari, doivent gérer seules une exploitation.

Enfin, les Rencontres photographiques de Guyane, à l’occasion desquelles j’ai présenté les photos de la « grande commande », ont enclenché un troisième temps de création, plus collaboratif et collectif. C’est notamment lors de cette manifestation que j’ai rencontré Eric Karsenty  qui a écrit le texte de « Houle sentimentale », le portfolio publié il y a quelques mois dans le magazine Fisheye.

C’est à ce moment-là que s’est opérée la bascule entre la photographie documentaire et la façon dont j’ai pu la glisser sous le geste de la mue, un procédé que j’ai inventé il y a dix ans.

Quel est-il ?

Sylvie Bonnot, série Reliefs (2019-2020) photo Sylvie Bonnot 2024

C’est devenu une autre façon de faire l’image. Le procédé consiste à associer l’engagement physique et la réflexion que je déploie pendant les prises de vue puis de les rejouer dans la matière même de la gélatine argentique. Celle-ci est très imprévisible mais permet de ramener la capacité organique de l’image à la surface.

Concrètement, je décolle la membrane, la soulève et la transpose pour figer ce mouvement de déplacement qui est cristallisé dans la matière. C’est toujours une énigme et un défi. L’image est donc au plus prêt de l’expérience physique vécue.

Il est fondamental pour moi de me plonger dans le milieu, d’essayer de faire corps avec lui. Ce rapport de peau qu’il y a avec la mue traduit au plus juste cette façon de travailler et de réfléchir au monde. C’est comme si la matière était dotée d’un caractère épidermique. Ce qui est étonnant avec la mue, c’est sa robustesse. C’est même fascinant, parce qu’avant cela, pendant toutes les étapes de sa fabrication, elle est d’une étonnante fragilité. Elle a son caractère, on n’en fait pas ce qu’on veut, cela me plaît beaucoup. En fait, c’est une négociation constante.

Faire une mue, c’est trouver un compromis entre l’image et la matière

Sylvie Bonnot, L’arbre machine, Circuit court, 26122021, La Grand Commande photographique Photo Sylvie Bonnot

Ces mues sont au cœur de « L’Arbre-machine » paru récemment aux éditions Loco  

J’ai été ravie de cette collaboration. Nous avons travaillé dans une urgence folle pour tenir les délais. J’ai produit 70 mues en trois semaines… Éric Cez et Anne Zweibaun, à la tête des éditions Loco, ont eu une liberté totale s’agissant de la construction du livre. J’ai été époustouflée par leur intelligence de l’image. Mêmes choses pour les auteurs invités. Tous ont eu une forme de compréhension instinctive du sujet. La matière se déploie en pleine page d’une manière qui permet de partager cette plongée en forêt. Nous avons notamment été particulièrement attentifs au choix du papier.

La mue repose sur une appréhension de la lumière assez particulière, d’où le choix d’une tranche jaune qui rappelle l’objet, une certaine volumétrie.

En miroir du livre, on ne peut pas ne pas parler du solo show, « Un monde en mue », que vous venez de présenter dans un ancien centre de tri du 9ème arrondissement dans le cadre du festival éphémère du réseau LUX qui réunit des festivals et des foires de photographie

Murmure Lux, 2024 – Sylvie Bonnot. Oeuvre in situ réalisée à l’occasion du solo show « Un monde en mue », Approche x Réseau Lux+

Absolument, le livre joue du registre du regard tandis que l’installation présentée dans le cadre d’un « monde en mue » joue de celui du corps. Ma présence à LUX doit tout à Emilia Genuardi, la fondatrice du salon Approche. Emilia a proposé que soient présentées les pièces qui ne pouvaient pas être montrées au Château de Tours dans le cadre de l’exposition « Décoller Atterrir » qui a fermé ses portes en décembre.
Partant de ce constat, le cobra, sculpture photographique sur un plot de noyer, s’est imposé. L’équipe de LUX a fait un travail exceptionnel, c’était un grand honneur de pouvoir y montrer  mon travail.

Enfin, « L’Arbre-machine » est présenté en ce moment dans le cadre de « La photographie à tout prix »  que présente la BnF

Sylvie Bonnot, L’arbre machine, 03012022, La Grand Commande photographique Photo Sylvie Bonnot

 

L’Arbre-machine a été finaliste du prix Nadar 2024 – qui récompense chaque année un livre consacré à la photographie ancienne ou contemporaine -, raison pour laquelle il figure dans cette exposition. C’est formidable, il y a un côté boucle bouclée. Je ne remercierai jamais assez Héloïse Conésa, en charge de la collection de photographie contemporaine à la BnF et Emmanuelle Hascouët, qui m’ont fait confiance et m’ont si bien accompagnée pendant  la « grande commande ». Mon travail repose sur les autres, il ne serait rien sans eux. Je suis extrêmement émue quand je pense à toutes les personnes qui ont fait don de leur temps et de leur expertise tout au long de cette aventure.

La présence du livre dans l’exposition est une façon de célébrer ce qui a été vécu et partagé. C’est aussi, bien sûr, une grande fierté.

Sur quoi allez-vous travailler maintenant ?

C’est une question délicate. La scène nous pousse continuellement à un renouvellement, mais j’ai l’impression que ce travail sur la forêt n’est pas fini, qu’il n’a pas dit son dernier mot…

Propos recueillis par Anne-Sophie Barreau

Pour suivre Sylvie Bonnot

Le site de Sylvie Bonnot
Ses photos pour « La grande commande photographique » pilotée par la BnF

Sa galerie Hangar Gallery

Publication :

L’Arbre-machine, un monde en mue, Sylvie Bonnot, éditions Loco, 2024 « (…) elle met en exergue la relation flore, faune, humanité dans ce qu’elle a d’indomptable. Les machines et les installations se conjuguent au monde organique de manière brutale mais toujours poétique, traversées par la mue du serpent, animalité fuyante.
Sous ce nom (mue), Sylvie Bonnot métamorphose depuis près d’une décennie des tirages photographiques en séparant la gélatine, sur laquelle l’image s’est formée, de son support de papier pour donner naissance à un monde hybride. »
(extrait du texte de Sophie Eloy & François Michaud)

Exposition en cours

Récemment

  • 6 nov – 8 déc 2024, Un monde en mue, solo show Approche x Réseau LUX, Paris – Commissariat : Emilia Genuardi
  • Sylvie Bonnot – Approche x Réseau Lux, 2024

    14 nov – 21 déc  2024, exposition de lancement de la galerie du Hangar, Bruxelles (BE) – Commissariat : Hangar Team

  • 19 nov – 19 déc 2024, Membranes,exposition de restitution de la résidence Adhex x Interface, avec les soutiens de l’entreprise et du ministère de la Culture (Dispositif Artistes en entreprise). Commissariat : Frédéric Buisson
  • 21 septembre – 18 décembre, En lisière, Centre d’Art d’Ugine, Commissariat : Marie Bondy, Héloïse Conesa & Emmanuelle Hascoët
  • 29 juin – 29 septembre 2024, Demain est un autre jour, Musée Nicéphore Niépce – Commissariat : Sylvain Besson
  • Avril –  juin 2024, UNIQUE, Beyond photography, Hangar, Bruxelles (BE), Commissariat : Hangar Team
  • 28 juin – 01 décembre 2024, Décoller – Atterrir, solo show, Château de Tours, Commissariat : Hélène Jagot

Résidence : Lauréate Elles & Cité, programme de la Cité Internationale, avec le soutien du ministère de la Culture, ADAGP & Neuflize OBC, Paris, 2025

A lire

Interview avec Brigitte patient (Sur le vif, 4 décembre 2024)

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