Culture

A la source des notes et des mots d'André Manoukian, passeur de toutes les musiques

Auteur : Simon Dubois
Article publié le 25 avril 2023

(En présentiel) Dans le théâtre de son appartement parisien, un pianiste fait virevolter l’histoire de la musique et de la philosophie au gré des routes qui animent sa réflexion. Auteur-compositeur, producteur, homme de radio, André Manoukian ne manque jamais une occasion d’irradier la musique, de la rendre accessible grâce son savoir bienveillant et de la faire déguster d’une joie juvénile. Simon Dubois est allé boire directement à la source les notes et les mots de ce passeur, entre deux airs de piano et un café. Avant que l’auteur et chroniqueur des ‘Routes de la musique’ parte sur les routes des festivals de France.

Avec un doigt, André Manoukian, fan de jazz fait rebondir la note. Il est loin, le temps où, galvanisé par une session club, le pianiste en devenir s’était confronté à Michel Sardaby dans une salle de cours. Photo Simon Dubois

 

« Et là il a atteint cette extase de chaque seconde qu’il appelle lui-même la sexualité solaire. »

D’un ton enfantin, André Manoukian s’émerveille de ce qui semble être le trente-sixième sujet métaphysique exploré depuis le début de notre conversation, référant ici à Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier. La pluie tambourine doucement sur le toit de la mezzanine-salon, dans laquelle un piano à queue Yamaha occupe l’espace, en majesté entre la bibliothèque et la cuisine. Un fouillis tranquille habille les étagères. La musique des protéines, Oppenheimer, René Girard, Van Gogh, le soixantenaire dont aucune musique ne lui semble étrangère reste aussi bienveillant et prolixe devant le public du Châtelet, en chroniqueur à France Inter qu’à deux autour d’un café.

Le salon est aménagé autour du piano à queue, au bout duquel est installé une batterie de pieds, caméras et lumières. La pièce se transforme régulièrement en studio d’enregistrement, de vidéo ou lieu d’interview. Photo Simon Dubois

 

Te rends-tu compte… Il n’y a que douze notes.
Douze petites notes qui ont suffi pour composer toute la musique du monde.

Son enthousiasme pétillant est capable de ralentir le temps, de s’attarder sur un sujet comme un enfant questionne une fleur ou une étoile, ou encore d’ accorder son attention sur un air de nulle part qu’il estime intéressant. Pour mieux faire partager sa curiosité,  il fait feu de son érudition, de quelques notes au clavier, pour en exposer les ressorts.  Conscient des barrières d’inconnues à l’entrée, l’artiste cherche à balayer les obstacles pour expliquer à son auditeur, la mécanique intérieure d’une musique, comme un artisan le fait pour son travail.

« C’est parti de la solitude du jazzman en milieu hostile. ».

Il n’en faut pas plus au barbu brun pour évoquer ses origines arméniennes. « Être en intelligence avec quelqu’un, ça veut dire le comprendre et se faire comprendre de lui ». André Manoukian maîtrise l’art de la ritournelle. En s’adaptant toujours à son public, il propose dans des mots simples les distinctions de concepts complexes – une question de survie, un réflexe hérité de ses ancêtres quand il l’évoque – avec ses auteurs fétiches : Bach, Beethoven, Keith Jarrett côté musique, Nietszche, Deleuze, Spinosa côté philo. Persuadé que le génie est issu de la construction orale, l’artiste passeur se repose sur l’interaction entre l’auditeur, et le musicien en représentation. « Le jazz est de l’improvisation collective, avec le public tu sors des choses que tu n’aurais jamais imaginées autrement. ».

En somme, il s’agit de dévoiler les mystères des routes de la musique par le dialogue– suivez le guide.

Sur une étagère à côté de l’escalier traîne une collection de casques. Au centre, un looper Jamman pour sampler des sons, créer des boucles. Maîtriser la technique dans un studio a permis au producteur de s’affranchir, en étant libre de produire le son comme il le souhaite. Photo Simon Dubois

 

 A la fin du XIXe siècle, on a dit aux musiciens qu’il n’était plus nécessaire d’improviser.
L’interprétation est devenue une discipline entière qui demande un engagement total.

L’oralité semble pourtant avoir déserté depuis longtemps nos conservatoires. « académiser la musique revient à la figer » ne cesse de constater l’auteur-compositeur. A l’inverse de musicien interprète des textes,  il préfère se servir des classiques comme inspiration, plutôt que de les servir.

Garder la fraicheur de l’amateur

La condition essentielle pour garder la musique vivante reste de la mélanger, et faire cohabiter ces deux pratiques si complémentaires (interprétation & improvisation), tandis que l’enseignement académique les oppose sur le mode du « livre » contre la « parole ». Son devoir de passeur consiste alors à trouver les pépites de demain à la manière des talent scout des maisons de disque des années 1970, d’autant que les plateformes noient désormais les talents, et qu’il revient non aux algorithmes mais aux passeurs de trier le bon de l’ordinaire. Dans un discours décousu par l’enthousiasme, mais plein de tendresse, André Manoukian passe en revue les pistes dans son émission Artist Music Program sur Twitch. Il avoue volontiers être encore un amateur, dont la pratique est mue par la passion, l’amour, par opposition à celle du professionnel.

De couleurs et d’éditions variées, les livres qui peuplent le salon expriment le rapport « approximatif mais affectueux » d’André Manoukian avec la philosophie, et la littérature. Quelques recueils de poésie côtoient Michel-Ange et un album de reportage sur Bali. Photo Simon Dubois

 

Reste ce moment suspendu où l’éternel fan de Brad Meldhau glisse : « Il y a une phrase de son premier album que j’ai pigée au bout de 2 ans de travail quotidien, alors que c’est une impro. Tiens, je te montre. »

De son propre aveu, un peu désespéré, il y a plus de vocabulaire pour décrire une bouteille de vin que pour qualifier un bon morceau de musique. L’usage de la métaphore devient alors indispensable. Et il en est passé maître. Quelques notes résonnent, le temps de saisir mon appareil photo et d’entendre une référence à Bill Evans.
Sans se prétendre bon sommelier, il ne m’a pas fallu longtemps pour reconnaître que ce toucher témoignait d’un grand cru.

#Simon Dubois

Pour suivre André Manoukian

la chaine youtube d’André Manoukian

A écouter :

Discographie (en solo)

  • 2022 : Anouch
  • 2017 : Apatride
  • 2011 : Melanchology
  • 2010 : So In Love
  • 2008 : Inkala

A lire 

  • Sur les routes de la musique, Paris, HarperCollins, juin 2021, 192 p. et à écouter, podcats France Inter
  • Deleuze, Sheila et moi, Paris, Éditions Calmann-Lévy, 2010, 157 p. 

Agenda live 2023

  • 4 mai, Salle Polyvalente, Bourgoin Jallieu
  • 16 mai, Théâtre Olympe De Gouges, Montauban
  • 24 mai, Espace Ligeria, Montlouis sur Loire
  • 25 mai, Six Fours les Plages, E. Culturel Malraux
  • 21 juin au lundi 24 juillet, Parc Du Vissoir, Trelaze
  • 28 juin, Festival Jazz à Vienne, Théâtre Antique, Vienne
  • 1 aout, Destination Arménie, Fiest’à Sète 26ème édition, du 21 juillet au 4 aout 2023, Théâtre de la Mer et aux alentours de Sète

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