Voyages
Abbatiale de Tiron-Gardais : quand des moines artisans inventèrent le whisky et inspirèrent la constitution américaine
Auteur : François Collombet
Article publié le 22 octobre 2019 à 16 h 25 min – Mis à jour le 25 octobre 2019 à 14 h 52 min
Que reste-t-il de l’abbaye de la Sainte-Trinité de Tiron ?
Est-ce une recherche du temps perdu (Illiers-Combray n’est pas loin), plus exactement d’un ordre perdu à laquelle s’est attelé Tiron-Gardais ? Et que reste-t-il de cet ordre bénédictin de Tiron, 900 ans après sa fondation ? Un ordre qui essaima dans tout l’ouest de l’Europe avec un abbé, ermite, cénobite qui enflamma les âmes face au puissant ordre de Cluny.
Quand résonne dans l’immense nef de l’abbatiale romane, le violoncelle de Gautier Capuçon
Une chose est sûre, c’est toujours le même étonnement de voir surgir cette immense abbatiale de Thiron-Gardais, avec sa nef de 64 m de long, comme oubliée dans ce gros village du Perche ; un leg de l’histoire mais si lourd de conséquences avec son colossal budget de restauration ! Disparus le cloître et les bâtiments conventuels. Seuls subsistent une grange aux dîmes (restaurée en 2006) et accolé à l’église, le collège royal et militaire dont un postulant fut le jeune Bonaparte. Aujourd’hui, si le Collège est restauré, il reste le vaste chantier de l’abbatiale menacée de ruine. Bien se rappeler que ses dimensions au départ étaient proches de celles de la cathédrale de Chartres. Des scientifiques anglais et américains s’intéressent aux vestiges d’un ordre qui traversa la Manche pour s’étendre jusqu’en Ecosse. Raison de plus à ce que l’église abbatiale, maison mère de l’ordre de Tiron puisse retrouver un peu de sa splendeur d’antan et quelle puisse de nouveau résonner du violoncelle de Gautier Capuçon comme lors du concert qu’il donna en juin 2019. Les appuis ne manquent pas. A côté du maire* et de ses habitants, la présence d’un ami, le très médiatique Stéphane Bern est l’indéfectible apôtre de cet incroyable site. La preuve : il y habite !
*Victor Provôt maire de Thiron-Gardais préside l’association Ordre de Tiron. Elle compte aujourd’hui près d’une centaine de membres dans toute l’Europe.
L’ordre bénédictin de Tiron et ses moines artisans
Incroyable Thiron-Gardais ! Comment ce gros village du Perche de 1100 âmes est devenu à l’aube du XIIe siècle, l’un des plus influents centres monastiques du monde occidental. En deux siècles, l’ordre de Tiron connaît une apogée fulgurante. Il essaime dans le nord-ouest de la France jusqu’en Angleterre, Irlande, Ecosse, Pays de Galles, Allemagne et Norvège. On recensera jusqu’à 120 dépendances, des prieurés, des abbayes, toutes filles de Tiron. Il s’agit de communautés de moines artisans, l’une des grandes singularités de l’ordre. Ils y entrent avec leurs professions : ouvriers en fer, charpentiers, forgerons, sculpteurs, orfèvres, peintres, maçons*, vignerons, distillateurs, cultivateurs… et une mission, l’apprentissage, pour former les plus jeunes. A l’origine, pas de frères convers, ils sont égaux. C’est aux classes populaires (une petite révolution !) que s’adresse le fondateur de l’ordre, Bernard d’Abbeville (ou Bernard de Tiron). Ne se définit-il pas lui-même comme le plus humble de ses moines ! Bien que bénédictin, l’ordre est plus proche de la règle celtique de saint Colomban, une règle plus austère inspirée de la rude tradition irlandaise : le jeûne, la prière, la lecture et le travail.
*Thibaut VI comte de Blois a participé à la construction de la cathédrale de Chartres en faisant venir des moines de Tiron des ouvriers tant en bois qu’en fer, des sculpteurs et des orfèvres, des peintres, des maçons et d’autres artisans habiles en tout genre.
Du Guiness book au whisky écossais
Si le XIe siècle est celui des moines noirs de Cluny, le XIIe siècle sera celui des moines blancs de Cîteaux (les cisterciens) et… des moines gris de Tiron. Mais qui aujourd’hui connaît l’ordre bénédictin de Tiron né dans les vertes prairies et les forêts profondes du Perche ? Sait-on que son fondateur, Bernard d’Abbeville (1046-1117) détient un record, celui du plus long procès de canonisation de toute l’histoire de la Chrétienté. Il débute à sa mort en 1117. Il sera canonisé près de 8 siècles plus tard en 1861 (d’où sa présence dans le Guiness book des records) avec sa fête instituée le 14 avril. Deux raisons à cela : l’opposition de Bernard au pape en 1101 après son voyage à Rome et, surtout, aucun miracle ne fut constaté sur sa tombe. Son culte n’a jamais franchi les limites du monastère de Tiron. Enfin, ce sont des moines tironiens de l’abbaye d’Arbroath qui, en 1320, participent à la rédaction de la déclaration d’indépendance de l’Ecosse, cette même déclaration qui aurait inspiré la constitution des États-Unis, en vigueur depuis 1789 (même si beaucoup d’historiens y voient l’esprit des Lumières et des idéaux maçonniques). Plus trivial sans doute mais ô combien symbolique fut l’invention du whisky attribuée à des moines tironiens.
Cette Aqua Vitae, Eau de vie… Eau de feu… Uisge Beath… Whisky
L’abbaye tironienne de Lindores a été fondée en 1191 sur un terrain dominant l’estuaire du fleuve Tay, près de la ville de Newburgh, à Fife en Ecosse. Les moines qui la bâtissent viennent de l’abbaye de Kelso, dans la région des Scottish Borders à la frontière avec l’Angleterre. On doit à cette abbaye de Lindores d’être le plus ancien site de production de whisky. Pour preuve, cette archive de 1495 qui relate que le roi d’Ecosse commanda à l’abbaye des bols d’Aqua Vitae (Eau de vie… Eau de feu… Uisge Beath… Whisky). Drew Mc Kenzie, ancien architecte, vient d’inaugurer sa distillerie sur le site en ruines de l’abbaye petite fille de Tiron. Tout ici semble rappeler l’église abbatiale de Thiron-Gardais, à l’origine de l’ordre : le plafond de la distillerie avec sa forme en voûte, jusqu’aux bouteilles d’Aqua Vitae produites qui s’inspirent des piliers de l’ancienne abbaye de Thiron-Gardais, comme un retour aux sources.
Bernard de Tiron, le fondateur entre cénobitisme et érémitisme
Si tout commence il y a plus de 900 ans dans une profonde forêt du Perche, proche de la source de la Tironne, ce nouvel ordre bénédictin de Tiron naîtra dans une période troublée lors d’un long conflit qui oppose son fondateur, Bernard d’Abbeville, à l’ordre de Cluny. Bernard de Ponthieu prés d’Abbeville naît en 1046. A 20 ans, il entre à Saint-Cyprien de Poitiers pour y prendre l’habit. Bernard sera un abbé rigide qui osera dénoncer la toute-puissance de Cluny. Il est un des acteurs de la réforme grégorienne allant jusqu’à pourfendre les mœurs matrimoniales du clergé paroissial. S’il a été le réformateur de la grande abbaye de Saint-Savin-sur-Gartempe (dans le Poitou) comme abbé depuis 1096, il en est chassé par Cluny. Quatre ans plus tard, le voici de nouveau abbé, abbé de Saint-Cyprien de Poitiers. Mais l’abbé Général de Cluny décide d’y imposer son autorité. Bernard doit abdiquer sa charge et rejoint une poignée d’ermites auprès de Robert d’Arbrissel. Pourtant, sollicité par les moines, il accepte d’aller à Rome plaider auprès du Pape la cause de cette abbaye dans le conflit d’autorité qui l’oppose à Cluny. Il obtient gain de cause, mais renonce à la charge d’Abbé pour se retirer alors à Saint-Mars-la Futaie en Mayenne où il partage la vie de l’ermite Pierre. C’est là qu’il apprend l’art de tourner le bois et la ferronnerie.
Pour aller visiter l’abbaye et aller plus loin
–> Site de la Mairie de Tiron-Gardais
Pour aller plus loin, 2 ouvrages de François Collombet, auteur de cet article :
Et pour s’enrichir, du même auteur, visitez –> Le Dico du patrimoine
Partager