Culture
Abstraits ? Ernst Haas (Les Douches) et Geert Goiris (Art:Concept)
Auteur : Nicolas V.
Article publié le 8 janvier 2024
Une photographie peut-elle se soustraire à toute forme de réalité ? Peut-elle cesser d’être représentation, témoignage ou document ? La photographie abstraite relèverait-elle du contresens ou bien au contraire de la tautologie ? s’interroge Nicolas V. Tentative de réponse par deux expositions : Ernst Haas (1921-1986), ‘Les forces de l’abstraction’ Les Douches La Galerie jusqu’au 25 janvier 2025 et Geert Goiris (1971) ‘Writing to myself’ chez Art: Concept jusqu’au 18 janvier.
Une photographie abstraite, l’expression questionne, gêne
Même la plus indéchiffrable des photographies ne dit-elle pas encore quelque chose du réel, dès lors que sa seule existence en restitue ne serait-ce que la lumière, là où le tracé du crayon ou les couleurs du pinceau n’existent que dans le but et le cadre d’un dessin ou d’un tableau ?
À rebours, puisque la photographie échoue à rendre entièrement, pleinement le réel (dont elle ne capte par son immédiateté que des instants et ne conserve par son viseur que des fragments), n’est-elle pas systématiquement une stratégie d’abstraction, c’est-à-dire d’isolement d’éléments constitutifs du réel ?
Il arrive cependant à certains photographes de se frayer, à la tangente de cet apparent paradoxe, une voie, plus ou moins assumée, plus ou moins explicite, vers l’abstraction.
Les forces de l’abstraction d’Ernst Haas
Sur plus de 30 ans, les photos prises par Ernst Haas (1921-1986), tout au long d’une carrière que l’on ramènerait surtout à une illustration, volontiers documentaire quoique demeurant sophistiquée, chamarrée, souvent tentée par l’informel, de la modernité étatsunienne : foules new-yorkaises en mouvement ; miroitements de skylines illuminées ; paysages de l’Ouest américain icônisés au point de fournir à un cigarettier US la plus fameuse de ses réclames, à base de cow-boys et d’horizons ensoleillés), et rassemblées au soir de celle-ci en un diaporama (ce format où, de souvenirs de vacances en albums de famille, la photographie se fait plus que jamais rétrospective et intimiste),… Ses images abstraites présentées à Les Douches La Galerie (jusqu’au 25 janvier) ont tout du divertimento personnel et secret, tardivement révélé.
de la part maudite que l’on ne saurait accorder trop tôt ou trop brutalement à une œuvre dont il faut d’abord définir, consacrer, ressasser les canons pour en découvrir ensuite les rares, méconnues et surprenantes digressions.
S’affranchir de toute servitude narrative
Abstract (série et slideshow donc), mais également livre de David Campany publié chez Prestel en 2024) en est une, mais davantage encore : pour Haas, longtemps brocardé comme photographe commercial et mondain, une sorte de quintessence, d’aboutissement.
Comme si avaient, en fin de compte, moins compté le photographe de plateau apprécié, entre autres sommités hollywoodiennes, de John Huston ; le maître de la couleur consacré par le MoMA dès 1962, mais aussi courtisé par Life, Vogue et les publicitaires, fournissant les plus grandes banques d’images ; l’auteur de best-sellers enseignant « the art of seeing » sur le petit écran et multipliant les workshops;
que celui qui, des 400 000 tirages dont il fit œuvre, ne devait en retenir que quelques-uns des plus isolés, obscurs et incompréhensibles !
Reflets déformants, superpositions de plans, contrastes marqués, clairs-obscurs, effets de flou, qui tout en étant familiers à l’objectif de Haas n’eurent jamais autant la primeur que dans ces images où la tentation d’aller au bout d’une démarche, d’un style même, semble l’avoir enfin emporté, et avec elle la possibilité de représenter le réel en s’affranchissant de toute servitude narrative.
L’introspection salutaire de Geert Goiris, ‘Writing to myself’
Qualifier d’abstraites les photographies que Geert Goiris (né en 1971) affiche (parfois littéralement, en de grands wallpapers appliqués directement sur la cimaise) aux murs de la galerie Art : Concept (jusuq’au 18 janvier 2025) peut, de prime abord, apparaître moins évident, car nettement moins acquis que chez Haas.
Et pourtant.
Certes l’on reconnaît, sans grand effort, rendus avec netteté et comme indifféremment en couleur ou noir et blanc, des détails (d’architectures, de végétaux, d’organismes), des objets (téléviseur, personnage, entrée d’immeuble), quand ce ne sont pas des environnements ou des paysages entiers. Néanmoins ceux-ci paraissent pour les premiers inactifs (le téléviseur est éteint ; les personnages, endormis ; l’entrée d’immeuble, désaffectée), pour les seconds vides de toute présence ou activité.
D’abord tenté d’y voir ce naturalisme bancal avec lequel un William Eggleston faisait poindre de fragiles épiphanies visuelles à même la banalité suburbaine du Deep south, ou encore le regard « non privilégié » qu’assume un Wolfgang Tillmans questionnant et repoussant inlassablement les limites de ce qui mérite ou non d’être photographié, le spectateur n’y trouvera ni la portée documentaire que l’on prête fréquemment à l’un, ni le romantisme cru que l’on peut trouver à l’autre.
Comme si rien de logique, d’explicable n’y était rattaché ; comme si à la lisibilité parfaite du motif répondait son absence tout aussi parfaite de sens (ou tout du moins le manque de volonté de Goiris à lui en donner un précis, lui qui laisse ses prises de vues devenir « archives » desquelles il extrait, au terme d’un laps de temps non défini, les images qu’il choisit d’exposer, sans réellement expliciter ses choix).
La tangibilité y est moins affaire de ressemblance au réel que de manière d’éprouver celui-ci.
C’est là ce qui, sans doute, donne aux photographies de Geert Goiris leur caractère abstrait – à défaut d’une esthétique abstraite telle qu’assumée chez Ernst Haas.
Là où Haas paraît aller à l’abstrait et le faire de façon purement visuelle, laissant aller une imagerie pleinement lisible et maîtrisée à sa progressive déstructuration, entachant de flous, de contre-jours et de décadrages ses impeccables clichés, Goiris semble plutôt en revenir, insuffler à la réalité de ses images une part d’impalpabilité, leur garder tout ce qu’elles ont de probable parce qu’il sait que l’improbable n’en dérive pas mais les précède, les conditionne.
Car l’ambigüité dont jouent ces images, où ce qui est lisible est pourtant inexplicable et ce qui ne l’est pas nous est frontalement montré, pourrait s’avérer sans substance, si elle ne sous-tendait pas un discours, un propos, voire même un langage. Celui des basculements multiples dont le monde, tel qu’il se présente à nos yeux, est cerné – en premier lieu, celui des écosystèmes qui le composent et lui donnent une proportion non négligeable de l’image que nous nous en faisons, de nos encyclopédies à nos fonds d’écran.
Ce qui va muter, s’amenuiser, disparaître, au contraire prospérer ou simplement se maintenir
Telle serait, faute de sens précis et fixe (puisque c’est bien de mouvement qu’il est question), la direction que prennent les photographies de Goiris, que l’on a pu désigner comme « anticipatoires » – lui-même s’étant indirectement, par le titre de l’un de ses ouvrages, qualifié de « prophète », et citant Baudrillard, promoteur d’une photographie censée non pas représenter ou relater un évènement mais devenir elle-même un évènement, voire (et de tels mots semblent d’autant plus s’appliquer au cas de Haas) se faire « image qui ne signifie rien, qui ne veut rien signifier, qui résiste à la violence de l’information, de la communication, de l’esthétique, et retrouve l’événement pur de l’image comme forme de résistance ».
Une photographie qui à l’interprétation du réel préfère la divination d’un futur dont elle cherche les traces dans la vision brute du présent ; qui à fixer le passé préfère prédire l’avenir et fait le pari de parvenir à nous en faire sinon voir, du moins ressentir quelque chose (contre-pied du « ça a été » de Barthes) ; qui, en somme, se joue du temps : c’est aussi en cela que Goiris rejoint Haas
Des « abstractions » duquel on serait bien en peine d’attribuer une chronologie (sauf à tenter, par les quelques fragments de réel qu’elles nous laissent deviner ça et là, une vague et insatisfaisante datation), et dont la monstration obéit à un semblable principe de suspension, de mise en attente, de lente maturation d’images prises non sur une durée précise et limitée, mais dans les angles morts du temps formaté des agendas, par delà les délais de publication et les échéances de commandes, à la marge des reportages et autres shootings.
« Tout en enregistrant ce qui a été vu, une photographie se réfère toujours et par sa nature même à ce qui n’est pas vu [, et] est frappante quand le moment choisi qu’elle enregistre contient une quantité de vérité universelle qui révèle autant ce qui est absent de la photographie que ce qui est présent en elle »
John Berger, Comprendre une photographie (1968)
Chacun à sa mesure et en dépit des apparences
En faisant de la représentation du réel une question de suggestion davantage que de reproduction, en rendant leurs photographies moins réminiscentes du passé qu’évocatrices d’un temps suspendu, Haas comme Goiris lui auront donné raison :
le premier, en laissant derrière lui, le temps d’une ultime série, l’imagerie figée et facile où pouvait l’égarer un style qu’il sût repousser dans ses retranchements sans le renier ;
le second, en tentant de déchiffrer dans ce qui se présente à son objectif ce monde que nous devrons bien, demain, continuer de nous représenter.
Nicolas V.
Pour aller plus loin
Jusqu’au 18 janvier 2025, Geert Goiris, Writing to myself, du mardi au vendredi de 10h à 18h et le samedi de 11h à 19h, à la galerie Art: Concept, 4, passage Sainte-Avoye, 75003 Paris – accès au 8, rue Rambuteau – Tél. : + 33 1 53 60 90 30
Jusqu’au 25 janvier 2025, Ernst Haas, Les forces de l’abstraction. du mercredi au samedi de 14h à 19h, Les Douches La Galerie, 5, rue Legouvé, 75010 Paris – Tél. : + 33 1 78 94 03 00
Ernst Haas, Abstract, de David Campany, Prestel 2024
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