Georges Feydeau, Théâtre, édition de Violaine Heyraud (La Pléiade)

Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1776 p.,
Prix de lancement : 62 € jusqu’au 31/05/2022, Prix définitif : 69 €.

On rit de se voir rire en ce Feydeau  … ! Quoi, Georges Feydeau (1862-1921) entre en Pléiade ?! Il rejoint Molière ? s’offusquent les gens sérieux. – Enfin ! s’exclament les décomplexés. On peut rire des deux. Voyons pourquoi.

Un rire embarrassant, mais pas embarrassé

Cette année 2022 fêtant les 400 ans de la naissance de Molière, nous offre  maintes occasions de confirmer que ce génie a tiré « l’éternel  du transitoire » dirait Baudelaire, en typant des travers humains qui traversent précisément les époques : la tartufferie campe les dévots autant que les idéologues militants, la passion d’avarice charrie « les eaux glacées du calcul égoïste » qui fait l’accumulation du Capital selon Marx ; le grand divertissement qu’est l’ascension sociale n’affecte pas que le bourgeois sine nobilitate (étymologie du mot « snobisme ») – bref, il y a de l’enjeu, de l’audace sur la scène moliéresque, nous rions en bonne intelligence.

Mais devant le vaudeville qui fait la seule matière de Feydeau, avec les conventions de boulevard et de petite bourgeoisie au formol qui n’a d’aventure que l’adultère et pour éclair mental les grosses ficelles de la tromperie, dans son décor suranné de salon à canapé et portes qui claquent autant que les bons mots gros ?…

Notre conformisme est à l’opposé, et pourtant, nous rions…

Uniquement avec Feydeau dans le genre, certes, mais cela s’entend dans les salles, où nous ne beuglons pas moins que ses personnages marionnettes.
Exemples ? Un fiston cahier de géographie en main demande où sont les Iles Hébrides à son père qui finit par le rabrouer parce qu’il ne les trouve pas dans le dictionnaire à la lettre Z…
énormité : dans Le Système Ribadier, le mari trompé (évidemment, sinon il est trompeur, ce théâtre n’allant pas plus loin) mentionne sans problème à la femme du trompeur que celui-ci nomme sa propre femme « Ma Réré. Ma femme s’appelle Thérèse. Moi je l’appelais « Thété », j’avais pris la première syllabe, lui a pris ce qui restait. » Le « ce qui restait » pèse évidemment son poids, mais justement, cette lourdeur nous fait rire. Et on le sait, et on est contents en plus !…

Le vertige de notre bêtise

Pire que le lourd, il y a la bêtise. Voyez la dernière réplique de Monsieur Chasse !, dont le titre fait tout le programme de tout vaudeville : les époux comme toujours se réconcilient puisque le but de la vie bourgeoise est de sauver les apparences, alors l’épouse :« Allez, mais ne chassez plus ! » et le mari de promettre : « Je chasserai peut-être, mais je ne pêcherai plus !… ». Rire général, et consterné que l’auteur l’ait fait, et de nous-mêmes.

Feydeau nous tend la perche du jeu de mots bête et nous la saisissons en parfaite connaissance de cause… et d’idiotie.
Idiotie partagée, avec la salle et avec l’auteur. Autrement dit, on rit double, parce qu’on se voit tomber dans le panneau puis dans la trappe qui s’ouvre derrière. Autrement dit, dans les parages du Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient selon Freud*. Feydeau nous met le nez dedans (s’il est permis d’en rendre compte en analogie) : dès le titre, la pièce On purge Bébé ! annonce la couleur, si l’on peut dire, et l’épouse aura pour tout sujet de conversation de couple les selles de leur fils dont elle informe régulièrement l’époux qui, donc, ne peut qu’être marchand en gros de pots de chambre pour l’armée. C’est d’une logique confondante, à pouffer. La logique, justement…

Des intrigues d’une formidable complexité d’intelligence

Molière expédie souvent ses fins d’intrigues par des interventions de Deus ex machina qui tout d’un coup révèlent qu’untel est le fils de celui qui s’opposait au mariage avec unetelle qui est la fille du meilleur ami du bougon, etc. Rien de tel ni d’extérieur à la situation dans les intrigues de Feydeau qui, à vrai dire, sont peut-être les plus compliquées du monde. Tout un jeu se déploie autour de l’absence d’enjeu de ses clichés vaudevillesques.

Au cœur de L’Hôtel du Libre-échange (on appréciera la grivoiserie polysémique), les portes battent d’une chambre de couple adultère à l’autre dans une surenchère qui n’a d’égal que la blague de Marcel Duchamp, « il faut qu’une porte soit ouverte ET fermée » ; et cette ingéniosité de construction pourquoi ? Pour qu’un personnage donne son faux nom à un autre qui s’étonne : « Mais, c’est moi… ».

De quelle nature est alors notre rire ?

Du plaisir intellectuel et dramaturgique du « tout ça pour ça ». Que ses intrigues les plus complexes soient explicitement montées pour aboutir à des détails aberrants et plats, nous ouvre en fait la porte à la seule chose qui intéresse l’auteur. Et d’autres auteurs pourtant d’avant-garde, plus tard, ainsi que les jeunes metteurs en scène d’aujourd’hui.
Le fait est que les crescendos de logique folle où nous embarque Feydeau expliquent l’intérêt qu’Eugène Ionesco y trouvera lorsqu’il créera la comédie de l’absurde un siècle et demi plus tard.

#Jean-Philippe Domecq

* Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, coll. Idées, n° 198, Gallimard.