Sélection Jazz octobre 21 : Eliane Elias, Joey Alexander et le Quintet de Lori Henriques, Etienne Guéreau, Gautier Garrigue et Marc Buronfosse.

L’heure est au chemin de traverses et programmes atypiques ; un trio de pianistes Mirror Mirror d’Eliane Elias, Chick Corea et Chucho Valdés, un projet humaniste pour la paix avec Legion of Peace, du Quintet de Lori Henriques, feat. Joey Alexander, enfin le trio paritaire et subtil de So Predictable, de Etienne Guéreau, Gautier Garrigue et Marc Buronfosse.
Des pistes singulières mais toujours exquises.

Mirror Mirror, de Eliane Elias, avec Chick Corea et Chucho Valdés (Candid Records)

Cela ne fait aucun doute, l’album Mirror Mirror fera partie de la sélection Singular’s des meilleurs albums jazz de l’année 2021. Cette compilation est un véritable coup de cœur. Ces derniers n’ont cessé d’être joués en boucle dans les couloirs de la rédaction.
D’où vient ce magnétisme spontané ? Une technique irréprochable ? C’est certainement vrai mais le jazz ne saurait se réduire à cela. Si Oscar Peterson (1925-2007) et Art Tatum (1909-1956) n’avaient que la rapidité de leurs doigts à offrir, ils n’auraient absolument jamais connu un tel succès.
Le sens aigu du rythme ? Certainement crucial. Mais pensez à long solo de batterie multipliant les innombrables prouesses techniques. Le musicien derrière ses baguettes n’est certainement pas assuré de remporter l’adhésion du public.
La connexion entre les musiciens ? Même raisonnement, c’est évidemment crucial, songez au trio de Bill Evans (1929-1980) ; mais cela ne sera jamais suffisant.

Rationaliser la musique en essayant d’expliquer pourquoi elle est géniale risque parfois de la réduire et de négliger le résultat final. Comme toujours, il s’agit d’un heureux mélange dont la recette n’est pas toujours donnée clairement.

Les chefs réunis ici ont leurs secrets. Trois immenses pianistes discutent en duo et en totale complicité : deux géants Chick Corea (1941-2021) qui nous a quittés en février dernier dans une dernière pirouette de grâce dont il a eu toute sa carrière le secret, et Chucho Valdés (1941) , le roi de la musique cubaine sont menés dans la danse par Eliane Elias (1960), pianiste et compositrice brésilienne, mais aussi (surtout) chanteuse à la voix profonde et nacrée . Crânement elle défie les deux géants sur leur terrain et leur tient la dragée haute pour notre plus grand plaisir.

Niveau jeu, rien de profondément spectaculaire.

Aucun ne cherche pas la pirouette ou l’acrobatie inutile. Au contraire, la recherche de l’harmonie, de l’équilibre s’impose comme le triomphe de la justesse. Chacun sait se placer sans renier son jeu, ni renier celui de l’autre. L’écoute est de mise. Tout semble si naturel, si facile. Les pianistes se confondent presque ; la communication est excellente, rien ne saurait l’obstruer. Cette fluidité va de pair avec un fond rythmique effroyablement entrainant.

Legion of Peace, de Quintet de Lori Henriques, feat. Joey Alexander

reste toujours aussi surprenant. Encore une fois, le jeune prodige signe un album unique, très singulier par la musicalité, mis au service d’un projet humaniste ambitieux : réunir les paroles de huit Prix Nobel de la Paix parmi lesquels Jimmy Carter, Desmond Tutu et Muhammad Yunus, Malala… Tourné vers les jeunes, cet album est un appel, doublée d’une exhortation à se laisser inspirer par ces modèles de la paix dont les actes évoquent la vie. Au-delà du message essentiel, c’est aussi une véritable aubaine pour diffuser les couleurs du jazz à travers le monde. Le quintet de Lori Henriques est à la manœuvre pour les titres plus dansants et plus vivants.

Les titres plus doux sont portés par le jeu de Joey Alexander. Le titre Prelude to a Kinder Way est une bonne illustration de ce qu’il sait et peut faire. Il commence par plaquer des accords qui sont ensuite complétés par des phrases dans les aigus. Tout cela contribue à créer une atmosphère d’attente, on est suspendus à ses doigts qui manient si bien l’art du contraste. Peu à peu, le morceau se réveille, il monte en intensité, puis redescend.

So Predictable, de Etienne Guéreau, Gautier Garrigue et Marc Buronfosse

Bill Evans (1929-1980), un des plus grands maîtres que le jazz n’ait jamais connus, avait comme obsession de ne jamais prendre plus de place que son contrebassiste et son batteur. Il se voyait d’égal à égal avec eux. Près de 60 ans plus tard, l’héritage de Bill Evans continue de couler dans le sang du pianiste Etienne Guéreau (1977). Lui aussi estime qu’il est primordial que les membres d’un trio se partagent équitablement l’espace de la scène. Loin d’affirmer cela en l’air, le pianiste, professeur à la Bill Evans Academy, nous le fait surtout entendre avec ses complices Gautier Garrigue et Marc Buronfosse. Dans la composition So Predictable, dont le titre ironique fait sourire, les changements d’ambiance se succèdent tout en laissant assez d’espace à l’écoute et au silence. Les structures harmoniques et rythmiques sont recherchées sans jamais pour autant s’égarer dans les méandres de la complexité gratuite sans réelle valeur ajoutée. Tout cela est assez subtil.

#EzechielLeGuay