Culture
Alexandre Postel réveille Flaubert à Concarneau
Auteur : Philippe Le Guay
Article publié le 26 mars 2020 à 16 h 35 min
Un écrivain dépressif à la dérive
En 1875, Flaubert est âgé de 53 ans. Il traine une carcasse de vieillard, sa chair est grise et flasque, il n’a plus d’appétit, plus envie d’écrire, plus envie de rien. Dans sa bouche, sous sa moustache de phoque, il n’a plus que trois dents. Toute sa vie, il s’est arrangé pour limiter ses dépenses au minimum, vivant en ermite en compagnie de sa mère dans sa maison du Croisset en Normandie. Sa ferme de Deauville lui assure une rente régulière, il n’a pas de problémes d’argent. Flaubert peut se concentrer tout entier à l’écriture et méditer des jours durant sur une phrase, sur un adjectif.
Et voilà que sa nièce Caroline, la fille de sa sœur adorée décédée trente plus tôt, traverse une grave crise financière. Son mari, négociant en bois, est sommé de liquider sa scierie : la faillite est quasi inéluctable. Dés lors, Flaubert se voit menacé dans sa tranquilité d’écrivain. Il est obsédé à l’idée de tout perdre, de quitter le Croisset, de devoir prendre un travail régulier. Il est décidé à tout sacrifier pour venir en aide à Caroline, qu’il aime comme sa fille. Mais l’angoisse de la ruine lui coupe l’envie d’écrire. Du reste, il a la sensation de ne plus savoir s’y prendre, il flotte à la surface de l’eau comme une algue morte.
C’est dans ce contexte dépressif que Flaubert se décide à rendre visite à son ami Georges Pouchet, médecin zoologue à Concarneau. En septembre 1875, il s’installe dans une chambre de l’hôtel de Madame Sergent, face à la baie du port.
Bains, huitres et homards, retour à la vie
C’est ce moment singulier qu’Alexandre Postel décrit dans son roman. Échappant au piège d’une biographie exhaustive, le romancier capte une humeur, et nous donne une idée saisissante de la complexion du grand écrivain. Peu à peu, Flaubert va sortir de sa neurasthénie. Il reprend l’appétit, dévore des plâtrées d’huitres et des homards fraichement pêchés. Contre toute attente, il accompagne son ami Pouchet dans des bains de mer quotidiens. Postel décrit avec humour la carcasse molle de Gustave sur le sable de la plage, ses efforts pour entrer dans l’eau froide, et finalement la joie enfantine qui le saisit.
Une nouvelle conscience saisit l’auteur de Salammbô
L’évidence qu’il a un corps, et que ce corps peut être le théâtre de plaisirs inédits et revigorants. Dans ces pages, Postel témoigne d’une tendresse pour Flaubert, pour ses angoisses et ses impuissances, sans jamais que le trait ne soit à charge. Le romancier s’attache à montrer le retour à la vie de son héros.
Flaubert accompagne Georges Pouchet dans son vivier-laboratoire, il assiste aux dissections qu’il pratique sur des raies, des mollusques, et même un serpent à sonnettes. Quelque chose le rassure dans cette entreprise de connaissance du vivant, comme si son art du romancier faisait écho avec cette pratique d’entomologiste. Dire que cette observation des viscères de poissons le passionne serait excessif. Mais peu à peu, de manière obscure, lui vient l’idée d’un conte médiéval. Ce sera l’histoire de Saint Julien l’hospitalier, héros barbare et violent, prédateur d’animaux et chasseur cruel. Saint Julien est frappé d’une fatalité terrible, un cerf lui a prédit qu’il assassinerait ses parents…
Au cœur du laboratoire-vivier de Flaubert
Tandis que les jours passent, Flaubert voit se former dans son esprit le ferment de l’œuvre. Lui qui se demande s’il peut encore écrire une phrase finit par se lancer. Alexandre Postel restitue avec sensibilité l’aventure de l’écriture : Flaubert remplace un mot par un autre, cherchant la musicalité parfaite, cherchant la violence sourde qui anime son personnage. Au fil des chapitres, on partage la genèse d’un paragraphe, comme si à notre tour nous étions conviés dans le laboratoire-vivier de Flaubert. Ici, ce ne sont pas les poissons qu’on éventre, mais les phrases, dans leur sonorité, dans leur précision.
Une fiction mis en scène dans les moindres détails
Alexandre Postel a imaginé une jeune servante, Mademoiselle Charlotte, dotée d’un strabisme peu avantageux. Elle nettoie la chambre du grand homme, elle met du bois dans sa cheminée, elle lui sert ses repas. Y aura-t-il une idylle entre la jeune fille et le vieil écrivain ? Dans une nouvelle de Maupassant, on aurait retrouvé la servante devenue femme flanquée d’un gosse bossu ou contrefait. Postel choisit de raconter le destin de l’auberge, devenue l’Hôtel des voyageurs. On appose une plaque commémorative en souvenir du séjour du grand écrivain, on interroge Charlotte. Ne se souvient-elle pas de quelque chose ? Un geste, une anecdote ? Elle cherche, rien ne lui vient. Les journalistes accourus sont déçus. Ils vont repartir, quand tout à coup la lumière se fait dans l’esprit de la pauvre femme : « Si, je me souviens ! Il demandait beaucoup de bougies. »