Culture
Tout l’univers singulier et poétique de Wes Anderson à la Cinémathèque
Qu’est-ce qui fait la singularité de Wes Anderson ? De ses premiers pas dans les années 90 avec Bottle Rocket au plus récent Asteroid City, le parcours chronologique Cinémathèque jusqu’au 27 juillet cerne le processus créatif et l’esthétique d’un réalisateur qui se nourrit autant d’esprit de troupe que d’un design où chaque objet restitue une aura sacrée.
De la préparation méticuleuse à la préciosité formelle pour créer un univers spécifique nourrie d’une obsession du moindre détail, si certains secrets de fabrication sont levés, la fascination pour ce créateur cinéphile empreint d’ironie et de poésie est pour Baptise Le Guay sublimée grâce aux éclairages du commissaire Mathieu Orléan et d’un catalogue véritable encyclopédie andersonienne (Design Museum)
Des histoires personnelles et anticonformistes
Passionné par le cinéma dès le plus jeune âge, Wes Anderson réalise deux long métrages Bottle Rocket (1996) et Rushmore (1998). Chacun avec un héros anticonformiste : de jeunes rebelles en conflit avec l’autorité, se laissant submergés par leurs émotions.

Les costumes de La famille Tenenbaum, Manteau de fourure Fendi, Survêtement Adidas porté par Ben Stiller, 2001, photo Baptiste Le Guay
Au tournant des années 2000, deux films obtiennent une production bien plus ambitieuse : La Famille Tenenbaum (2001) et La Vie aquatique (2004). Leur retentissement fait découvrir la singularité du réalisateur texan dans le cinéma américain plutôt formaté. Le New-Yorkais puis parisien d’adoption se tourne vers l’Europe, capable de tenir tête à la standardisation hollywoodienne.
« Wes Anderson a un rapport à la plasticité qui est hyper important : les tableaux, les œuvres d’arts, les costumes et les objets sont d’une sophistication absolue. Il garde beaucoup de choses donc ça se prête génialement à une exposition »
Mathieu Orléans.
Deux films qui montrent la difficulté d’être ensemble au sein d’une famille : au sens propre avec les Tenenbaum ou figuré avec l’équipe de cinéma de Steve Zissou. La famille est un cadre mais aussi le foyer de tourments profonds faite de disparitions, d’accidents et de mensonges.
« Ses films sont truffés de références littéraires et cinématographiques. Il aborde un genre mêlant comédie avec le burlesque, et le mélancolique avec le côté émotionnel. La question de la famille, de la fratrie, du clan et du couple est toujours là »
Mathieu Orléans.

Pull de Zissou cousu par des religieuses italiennes, Milena Canonero, 2004, photo Baptiste Le Guay
De l’esprit de troupe aux familles de fiction
L’univers de Wes Anderson est d’abord un collectif, celui de ses collaborateurs réguliers (acteurs, costumière, scénariste, chef opérateur) qui l’inspirent souvent de film en film, à la manière d’une troupe de théâtre plus que celle d’une équipe de tournage.
Les voyages initiatiques : de Darjeling Limited et Moonrise Kingdom
Tournés principalement dans des décors naturels et co-écrits avec Roman Coppola, A bord du Darjeling Limited (2007) et Moonrise Kingdom (2012) racontent chacun un voyage où les héros ont soif d’aventure, traversant des contrées inexplorées : les régions désertiques de l’Inde et l’île atlantique de New Penzance.

Malles de Darjeling Limited, 2007, photo Baptiste Le Guay
A bord du Darjeling Limited compte l’histoire de trois frères sur la route des Indes, cherchant à trouver un sens à leur existence après le décès de leur père. Ce film rend hommage au cinéaste Bengali Satyajit Ray (1921-1992), un réalisateur doté de plusieurs casquettes (musique, costumes, décors), admiré par Anderson.
Installés au Rajasthan pendant plusieurs semaines, Anderson et son équipe ont redécoré de vrais wagons indiens, mettant en place un système de trappes coulissantes pour les transformer en plateaux de cinéma ambulants. « C’était un vrai train qui bougeait et était à l’arrêt parfois. Il fallait que la caméra soit stable, les cloisons étaient cassées pour réaliser un long traveling (fin du film). Il a fait un double de la cabine inversé afin que lorsque le soleil change de position il puisse continuer à filmer et n’ai pas besoin d’attendre le jour d’après » explique Mathieu Orléans.

Dessins préparatifs pour le décor du Darjeling Limited, Mark Friedberg et Adam Stockhaussen, 2007, photo Baptiste Le Guay
Un film teinté d’humour, avec des partis pris dans la mise en scène, notamment le dé-zoom et les ralentis, amplifiés par la musique : les Rolling Stones, Françoise Hardy, Vashti Bunyan ou les percussions originales créées par Alexandre Desplat.
« Le cinéma de Wes Anderson a des récurrences. L’usage de la musique, la symétrie, le regard frontal face à la caméra, les films sont découpés en parties donc il y a des choses écrites qui apparaissent à l’écran. Il joue aussi sur les perspectives et les espaces où on peut voir des personnages très grands dans des espaces très petits »
Mathieu Orléans.
Le stop-motion de Fantastic Mr. Fox et L’Île aux chiens

Marionnettes de Fantastic Mr. Fox, Mackinnon & Saunders, 2009, collection American Empirical Pictures, photo Baptiste Le Guay
Conçus avec près de 10 ans d’écart, Fantastic Mr. Fox (2009) et l’Île aux chiens (2018) ont été tournés en stop-motion dans les studios londoniens de 3 Mills. Le stop-motion consiste à animer des marionnettes ou des objets dans un environnement miniature, en les repositionnant image par image. Une technique fastidieuse et artisanale, hérité des pionniers du cinéma, donnant un rendu saccadé contribuant à une esthétique volontairement rétro.
Ce procédé exige un long travail de préparation, et une mécanique d’horlogerie pour arranger les protagonistes et les décors au millimètre près.
Ces deux films racontent le point de vue des animaux qui incarnent une réponse à la folie des humains, que celle-ci se manifeste dans la cupidité des fermiers anglais ou dans l’hygiénisme irrationnel d’un dictateur japonais. Le recours à la fable autorise Wes Anderson à aborder des sujets sérieux tout en gardant l’humour et la dérision qui le caractérise.
« Il est allé vers le stop-motion de manière naturelle car il contrôle tout, il créée des espaces, il travaille de manière hyper-calibrée. La fable de Fantastic Mr Fox permet l’exagération grâce au stop motion. L’île aux chiens fait hommage au cinéma japonais avec Ozu et Kurosawa, notamment le film Dodeskaden et le cinéma post-atomique comme Godzilla»
Mathieu Orléans.
« La façon dont un animateur donne vie à une marionnette est très similaire à la manière dont un personnage émerge d’un acteur. Chaque animateur a sa propre personnalité en tant qu’animateur. C’est assez mystérieux car tout passe par les mains. La même action animée par deux animateurs différents, même si tout a été préparé à l’identique en amont. C’est pourquoi nous effectuons souvent un processus de casting minutieux pour décider de qui animera quoi »
Wes Anderson, Libération 2018.
La place centrale de la musique
La musique est une composante omniprésente et centrale dans les films de Wes Anderson, mais celle-ci s’identifie de différentes manières et n’a pas les mêmes objectifs selon trois paramètres.
« Le premier est la musique qui existe déjà comme des chansons pop, folk, rock, supervisé par Randal Poster. Le second est la composition originale des morceaux pour le film, notamment avec Mark Mothersbaugh puis Alexandre Desplat ensuite. Le troisième élément est de faire composer de la chanson comme Jarvis Cocker et Seu Jorge dans la Vie aquatique ».

Costumes French Dispatch, 2021, photo Baptiste Le Guay
Les fresques européennes avec The grand Budapest Hotel et The French Dispatch
Fascinés par l’Europe, deux films sont réalisés sur le vieux continent dont The Grand Budapest Hotel (2014) et The French Dispatch (2021).
Les deux récits polyphoniques sont un clin d’œil nostalgique aux films à sketchs en vogue dans les années 1960. Des mouvements de caméras vertigineux et un sens de la symétrie (comme souvent) dans des décors somptueux créés en collaboration avec le chef décorateur Adam Stockhausen. Celui à Budapest se déroule dans un hôtel de la République de Zubrowka, troublé par la montée du fascisme des années 1930, un phénomène semblant se répéter un siècle plus tard…
Distributeurs automatiques du film Asteroid City, Atelier Simon Weisse, 2023, photo Baptiste Le Guay
« Wes Anderson aime recréer des mondes qui existent déjà. Comme dans un studio, il préfère tout refaire dans un lieu réel ancré dans un enracinement. Dans La Famille Tenembaum, il a trouvé une vraie maison New-yorkaise en recomposant tout l’intérieur ensuite. Pareil dans Moonrise Kingdom où il a refait des maisons dans l’île de Rhode Island ».
L’artisan d’un cinéma d’une autre époque
Transportant ses spectateurs dans un cinéma d’une autre époque, pour tout amateur de Wes Anderson la plongée dans la magie et la théâtralité dans son univers est fabuleuse, elle se nourrit autant de cinéphilie que de son goût pour l’artisanat et les effets spéciaux faits à la main et à la caméra, qu’il préfère au rendu parfait du numérique.
« J’ai essayé de trouver des thèmes qui dialoguaient entre eux : les voyages, l’animation, la famille… ça permet de voir comment il évolue avec le temps qui passe. Les films sont mis en duo, ce qu’on retrouve dans son travail : deux amis, un père et sa fille, une mère et son fils, des couples. Il y a une altérité »
Mathieu Orléans.

Scarlett Johansson et Wes Anderson, Roger Do Minh, 2023, photo Baptiste Le Guay
Pour ceux qui le connaissent moins ou restent indifférent à son univers décalé, le parcours de la Cinémathèque donne les clés pour suivre et investir le processus créatif d’un artisan accompli et inclassable « cherchant à sonder les stimulantes contradictions de ce cinéma populaire, qui ne choisit jamais entre l’abstraction et la démesure, ni entre la clarté et l’étrangeté ».
Surtout, il inocule une irrésistible envie de voir ou revoir des films toujours au service d’une émotion sincère, autant d’invitations à sauter à bord du train et à ouvrir nos horizons.
Auteur de l'article

Pour aller plus loin
jusqu’au 27 juillet 2025, Wes Anderson. Cinémathèque, 51 rue de Bercy, Paris 12, Metro Bercy ligne 6 et 14. Fermé le mardi ouvert du mercredi au lundi de 12h à 19h, ouvert à partir de 11h le week-end. Tarif plein à 14 euros et réduit à 11 euros.
Catalogue: Wes Anderson, Les archives, direction d’ouvrage Johanna Agerman Ross, Matthieu Orléan et Lucia Sav, The Design Museum / La Cinémathèque française. 296 p. 38 €. Il constitue une véritable encyclopédie de l’univers andersonien riche d’entretiens de la troupe constitué par Anderson : des musiciens Seu Jorge et Alexandre Desplat au scénariste Roman Coppola et à la costumière Milena Canonero, en passant par les acteurs Owen Wilson, Scarlett Johansson, Jeffrey Wright et Jason Schwartzman éclairés par des essais pertinents explorant les divers aspects du processus créatif d’Anderson.
Son ambition tenue est double : plonger dans le patrimoine patiemment ramassé et répertorié par Anderson au fil de sa filmographie et derrière chaque pièce révéler l’ amour de l’objet autant que les histoires dissimulées dans les récits des films, mais aussi explorer l’histoire toujours ouverte du cinéma et du design.
Comme les multiples histoires cachées dans les films de Wes Anderson, ces accessoires sont autant de portes d’entrée nous permettant d’entrevoir ce qui se joue en coulisses. Les objets d’Anderson ont en effet une double vie. S’ils ont été conçus pour être vus à l’écran, parfois seulement pendant quelques secondes, ils représentent dans l’univers d’Anderson davantage que de simples accessoires : ils sont des repères et des guides pour ses acteurs, et font partie intégrante du monde qui a été construit pour eux.
Johanna Agerman Ross et Lucia Sav
Partager