Culture
Antoine Leperlier, Donner forme au temps (Musée du verre François Décorchement - Arnoldsche)
Auteur : Jean Philippe Domecq
Article publié le 27 juillet 2024
« Donner forme au temps » ! Faites donc un passage à Conches où, le Musée du verre François Décorchement expose une importante rétrospective des « Œuvres en verre de 1981 à aujourd’hui » de maître verrier Antoine Leperlier. Un nom à retenir, d’artiste plus que contemporain puisqu’il coule et dresse en verre des formes de toujours et jamais vues, selon Jean Philippe Domecq. Et, en cette année de centenaire de la fondation du Surréalisme, voilà une occasion de voir une des voies nouvelles ouvertes au-delà du surréalisme et de Marcel Duchamp que le catalogue édité par Arnorldsche creuse avec pertinence.
Un flacon de mémoire…
Rassurez-vous, je vais vous présenter l’artiste en question, Antoine Leperlier, sa quête réfléchie autant que sensible, affinée donc sauvage comme la beauté de la nature – mais, tout d’abord, la vue de ses œuvres est si attirante qu’il me faut vous en décrire certaines.
Comment résister en effet ?
Voici une sorte de massif flacon, de verre transparent sur pied, où un œuf de verre inclus dans la masse flotte au cœur de lettres où se déchiffre « KAIROS », le frappant mot grec pour l’instant décisif à saisir. Flacon de parfum terrible et volatil. Ces mêmes caractères majuscules et quadrillés fin, se retrouvent distendus à l’intérieur de ce qui coiffe le flacon brut, coiffe et mord avec des dents du dessus… : un crâne humain.
Transparent lui aussi, translucide même a-t-on envie d’ajouter pour jouer de la double entente « transe-lucide », car cela s’intitule : « Vanité au repos XIX (Kairos-Chaos) », 2009. Il s’agit bien de méditer sur ce qui nous fige en la seule transe qui impose immobilité : la mort, effectivement, trie entre vanités et désirs, elle rend la vie lucide, translucide. C’est à contempler.
Même arrêt hypnotisé devant même source métaphysique de fascination physique, la série de sculptures intitulée « Effets de la mémoire ». On entend, en les voyant, le vers de Stéphane Mallarmé dans Le tombeau d’Edgar Poe, 1887 :
« Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur »…
Et Andrew Brewerton, un des prestigieux contributeurs du catalogue publié aux éditions Arnorldsche prolonge en ces termes :
« Dans sa deuxième version des Bergers d’Arcadie, Nicolas Poussin (1594 – 1665) représente un berger traçant avec son doigt la silhouette de sa propre ombre sur le tombeau – un geste auquel Pline l’Ancien attribue l’origine de l’art de la peinture -, dans un acte de reconnaissance de soi et de création artistique, à l’ombre de la mort. »
Références qui n’ont rien de passéiste ; il va falloir admettre qu’un artiste, s’il est profond, est « contemporain » de tout, des arts du passé comme de l’avenir et du présent. Comme nous sommes contemporains des artiste et auteurs passés puisqu’ils nous parlent quand ils sont forts et fins.
Tel est cet artiste au vu de l’effet immédiat de ses œuvres, suspendons donc un instant notre visite, notre hypnose et voyons d’où vient Antoine Leperlier. Son parcours, sa formation forme une originale parabole.
Un legs initiatique
Le critique d’art Mikaël Faujour, un des neufs et rares sourciers à suivre et lire aujourd’hui en toute confiance d’évaluation, raconte :
« Dès l’enfance, il fréquente l’atelier du grand-père » (qui œuvre sur verre), « d’autant plus chargé de mystère et d’enchantement que celui-ci ne révèle pas ses secrets de fabrication. »
Après des années d’études d’arts plastiques et de philosophie – et Antoine Leperlier est un artiste qui pense originalement et originellement son art et l’art et l’époque, il a enseigné et délivre des conférences de par le monde –, il développe une œuvre de dessin et peinture, dont il élabore et expose des œuvres encore.
A la fin des années 1970, il retourne aux fours de son grand-père : il prend la relève de la lignée familiale, pour la propulser plus tard. Cette fois il fait son apprentissage de la pâte sur verre sous l’œil attentif du grand-père. En étudiant les carnets techniques de ce grand-père tutélaire et initiateur d’une alchimie, loin des modes du « il faut être absolument moderne » (formule rimbaldienne qui donna lieu à tant de facilités d’interprétation), Antoine Leperlier décide de se consacrer à la création d’œuvres en verre, avec l’intuition que sa distance révoltée va trouver plus de liberté dans ce qui fait figure d’artisanat, que dans la fuite à côté conceptuelle ou casse-tout systématique qui fait l’esthétique dominante.
Car Leperlier est un révolté, d’autant plus qu’il est rigoureux, subtil, étouffant sous la chape de ce qui fut et n’est plus – j’ai prononcé l’arrêt : – « l’Art du Contemporain ».
« Cristalliser l’immatériel »
Autre initiation, qui explique la distance bien informée à l’égard de la spéculation intellectuelle et marchande qui imposa le Contemporain : « Fidélité, continuation, qui se redouble de celui qu’il s’est choisi, avec le surréalisme, sous le soleil d’André Breton, autre source nourricière de son art », rappelle Mikaël Faujour, qui de là évoque les premières périodes de l’artiste :
« C’est à cette double lumière qu’il faut apprécier les objets déroutants qui se succèdent au fils des années 1980, 1990, 2000. (…) Formes et symboles sont familiers et cependant, quelque chose échappe au saisissement. A la mémoire, à la célébration ou à la commémoration de quoi sont dédiés ces ex-votos, temples, cabinets ? Statue mutilée de saint Sébastien, vanités du crâne, (…) mais aussi tortues, lièvres écorchés »…
« Cristalliser l’immatériel », résume le critique d’art, et en effet le verre était le matériau-tremplin qu’il fallait à cet art de méditation et d’appréhension du temps et de l’acceptation.
La fascination qu’exerce le verre
Vous y verrez plus qu’un paysage, plus qu’un espace : du temps sculpté.
Pourquoi ? La réponse tient à l’élément et à la question littéralement élémentaire que pose cet élément : le verre est-il solide ou liquide ? On peut dire que c’est un liquide lourd, visqueux, ou un solide informe, ou une matière unique entre toutes puisque ni liquide ni solide.
A partir de là, sa mise en espace laisse voir le temps qu’il a fallu pour le solidifier. L’œuvre en verre enserre et ouvre le temps entre deux états, deux néants même si on n’en fait rien. On comprend qu’Antoine Leperlier, en héritier d’une lignée de ces secrets artisans, y ait vu une alchimie aussi ancienne que nouvelle. Il en tire percepts et concepts indissolublement fondus et dans la matière et dans la pensée et dans la sensation. Dont témoignent ses œuvres comme autant de gemmes d’espace-temps, ou stèles de temps qui passe fixe sous nos yeux. « Retard sur verre », disait Marcel Duchamp de son Grand Verre – « La Mariée mise à nu par ses célibataires, même », élaboré de 1915 à 1923, qui a marqué Leperlier jeune ; ou « explosante fixe », énonçait André Breton pour définir poétiquement l’effet de l’image forte.
C’est exactement ce que l’on voit dans la pâte de verre mise en œuvre par Antoine Leperlier.
Faut-il craindre l’artisanat, la technicité que cette alchimie nécessite ?
Ah la peur du « retour », d’on ne sait quelle Querelle des Anciens et des Modernes… Ils en seront pour leur grade avec cet artiste : « Dans mes lectures de ce qui tournait autour des revues de l’Internationale situationniste, se souvient Antoine Leperlier, ces revues invendues qu’on pouvait encore acheter chez les libraires du Quartier Latin, j’étais tombé sur un texte d’Asger Jorn et j’y avais lu, en forme de slogan :
« Retournons à l’artisanat pour combattre la mécanisation de la vie. »
Loin d’être un anti-contemporain, cet artiste a assimilé un double héritage, celui des libertés conquises par les avant-gardes et celui de l’intelligence du faire. La révolte, sans le « révoltisme » que j’exècre, doit avoir l’ouverture rigoureuse.
Et la propulsion pensée, la réflexion rêveuse…
Que cette œuvre plastique soit méditée de longtemps, les titres des séries de sculptures d’Antoine Leperlier le signifient avec une certaine force poétique.
Ainsi, « L’Instant juste avant ». C’est, explique-t-il, que « le verre conserve les traces de la métamorphose aléatoire d’une forme en une autre, manifestant ce moment suspendu de ce qui est advenu juste avant. »
« Still Life/Still Alive » : il était temps, dans le temps même, que l’on retourne le gant de la formulation anglaise de « nature morte », comme si ce n’était pas de nature vive qu’il s’agit prise dans un regard. Eh bien c’est « encore vivant », still alive. Et de repérer dans la pâte de verre les traces animales, végétales, minérales même qui figées respirent.
« Ombres portées »… encore une formule à prendre à la lettre pour divulguer ce qu’elle recèle ; le verrier ne pouvait qu’en être fasciné, et le résultat dans ses œuvres est de nous présenter la fluidité des ombres, leur lactance ou leur ambre, et la flamme liquide des couleurs qui coulent, fixe comme « l’explosante fixe » en effet.
Pour suivre Antoine Leperlier
« Donner forme au temps. Œuvres en verre de 1981 à aujourd’hui »
jusqu’au 1er décembre 2024, Musée du Verre François Décorchemont, 25, rue Paul Guilbaud, 27190 Conches-en-Ouche, Ouvert du mercredi au dimanche de 14h à 18h. Tel. 02 32 30 90 41 – musées@conchesenouche.com – voir les vidéos du musée du verre sur youtube
Le catalogue, livre bilingue anglais-français, avec les essais de : Andrew Brewerton, Mikaël Faujour, Michel Guérin, John-Edgar Wideman aux éditions Arnorldsche . Admirablement édité, c’est l’œuvre d’une vie qui se parcourt, à travers la centaine de pièces que le maître verrier a considérées les plus saillantes, les plus fortes, et qu’il commente en mots sobres. Le matériau verre l’ a destiné à des espaces d’exposition le plus souvent à la marge du milieu de l’art, des artistes et des modes qui font l’histoire de l’art contemporain telle qu’elle est imposée.
A tout point de vue, l’art d’Antoine Leperlier est intempestif, par son « refus de la toute-puissance et de la maitrise de l’ingénieur surplombant, esprit comme désincarné dominant la matière, mais aussi une disposition à accueillir l’instant, un renoncement a l’esprit ≪ adulte ≫ de sérieux« .
« Apprécier son art requiert de s’abstraire des cadres familiers de l’art contemporain, de surmonter le préjugé rattachant le verre a l’artisanat, a la décoration, aux métiers d’art. (…) un rapport au passé amoureux, mélancolique, onirique, manifeste dans la majeure partie de son œuvre » Mikaël Faujour
Le site d’Antoine Leperlier.
« Le verre n’est pas envisagé comme une simple matière, remplaçable par une autre, mais comme un matériau, c’est-à-dire une matière en tant qu’elle est transformée par un geste esthétique prenant en compte à la fois sa résistance et la singularité de sa mise en œuvre. Le verre ainsi envisagé n’est pas seulement un support pour la mise en forme d’une idée qui lui serait entièrement extérieure, il est la matière par laquelle la forme et l’idée adviennent dans le cours de son élaboration » Le verre, un espace propre, 2017
A lire
« Verre contemporain ou 40 ans d’Angle mort« Revue de la Céramique et du Verre N°240-juillet-Aout 2021. L’artiste s’en prend « à la relégation progressive des artistes verriers à la seule place d’exécutant. Les raisons n’en sont pas esthétiques, mais bien plutôt académiques voire idéologiques (…) : primat du concept et délégation de la réalisation des œuvres d’art à des praticiens et, en conséquence, exclusion des pratiques sensibles du champ de l’art contemporain. Le mode de production séparé a été institué en dogme pour des décennies, afin de distinguer ce qui relève ou non de l’art contemporain. Il s’agit d’une conception réactionnaire de l’art, qui a remis au goût du jour le mode de production des manufactures et renoué avec la division des tâches, selon les mêmes distinctions hiérarchiques instituées entre les arts au xviie siècle et, bien avant encore, entre les arts libéraux et les arts mécaniques. »
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