Voyages

Arrêt sur route, arrêt sur image

Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 4 avril 2023

Carnet d’horizons : « Les mots qui disent le rêve semblent étrangers au rêve, mais ils dévoilent le rêveur. » (Anne Dufourmantelle). Dans le prolongement de la conviction de la philosophe et psychanalyste, Jean de Faultrier confirme que le regard sur les routes fait de distances, d’intervalles et de trajectoires dévoile autant le passant qu’elles se dévoilent à lui-même. Sur ces routes, il ne trouve pas toujours des lieux, des moments, des idées, mais quand il s’arrête sobrement en pleine ligne droite, au creux d’une courbe, sur un plein ou un délié, ce passant reçoit tout qui s’encre d’une plume effilée dans les sensations de son âme.

Arrêt sur route

On pourrait jouer à l’infini sur les mots tant une carte en main peut constituer une donne ou un destin. Affranchissons-nous des tracés millimétrés, des indications grossières car pratiques (ça monte ou ça descend, il y a tant d’hectomètres entre deux points punaisés, là une station-service ou une aire de repos, voire les deux) et rêvons à l’arrêt sur route comme d’un arrêt sur image, sur l’imaginaire qui s’invite dans le récit que le temps fait en nous à l’aune des distances qui nous évaluent bien plus que nous les évaluons.

Parcourir non pas le monde, car c’est là une convoitise péremptoire, mais plutôt le lointain ou l’étendu, c’est embrasser le risque d’être saisi par l’inattendu, par ce que l’œil va boire sans forcément le comprendre tout de suite. C’est aussi percevoir intimement qu’il y a, dans la rencontre du temps qui nous fait et de l’espace qui nous habite, une communion génératrice ou féconde.

Voyager, c’est partir, par définition, mais c’est aussi paradoxalement s’arrêter.

Oui, s’arrêter au cœur de l’insu, au centre du révélé, au milieu de ce qui avant n’était qu’un nulle-part et qui devient par la magie d’une rencontre un ailleurs où l’on est, on serait presque tenté de prononcer où l’on naît.

Voyons.

Prenons par exemple un chemin, carrossable certes, mais un presque chemin quand même, pas trop éloigné du périphérique sinon de quelques heures, embouteillage non compris, et regardons. Pas devant nous, pas au-dessus mais en-dessous de nous. En contrebas, il y a le reflet de ce pont jeté entre deux côteaux avec une gestuelle mêlant l’ambitieux au dérisoire, un pont que l’on veut contempler avec le regard de la rivière qu’il enjambe mécaniquement pour mieux saisir ce que la nature nous demande d’effort pour ne pas y laisser notre capital de temps. Et puis, il y a ce que l’on ne voit pas tant l’eau ne se fait miroir que de ce qui la surmonte. Or elle garde secrètement pour elle l’existence d’une voie romaine et d’un pont de pierres qu’il a fallu noyer lors de la mise en eau d’un barrage fièrement cajolé par le passage d’une route contemporaine.

Pont de Tréboul sur la Truyère, Cantal. Photo Jean de Faultrier

Ailleurs, c’est-à-dire beaucoup plus loin, une minéralité brutale nous engloutit, chaque kilomètre de rude asphalte, chaque centimètre d’un trait jaune bordé de vert sur la carte nous coûte une attention qui, au fond, nous ferait presque passer en plein centre du terrestre sans en apercevoir la magie. Mais voilà, la fenêtre ouverte sur le désert grumeleux a bu beaucoup d’une poussière qui n’a pas attendu nos roues pour se soulever et danser, alors il faut se frotter les yeux et boire. Oui, se frotter les yeux et y laisser entrer le cadeau qui défile devant eux sans jamais se défiler, boire en longues gorgées de lumière le carrefour improbable et pourtant réel de ce qui relie le ciel à la trace de nos pas. Dans une telle immensité, nous ne saurions être seuls, la route en est la preuve la plus humaine.

Route provinciale vers la vallée du Drâa, Maroc. Photo Jean de Faultrier

L’horizontal et le vertical

A l’effort du tracé, la verticalité ajoute des pans de vertige, le cheminement s’enrichit de telles sensations qui captivent et comblent. Lorsque, rincé par la tension absorbée, le corps fragmenté veut faire relâche, un autre vertige nous surprend et s’invite comme un surcroît personnifié. Il nous intime bien vite l’ordre de ne jamais présumer.
3000 mètres d’altitude, c’est le prix à payer partout pour jouir de profondes gorges, s’étonner d’abrupts ravins, s’empiffrer de vallées pentues et se rassasier de combes acérées. Mais ici, 3000 mètres de montée débouchent sur le plat comme si l’horizontal surenchérissait sur le vertical. Dans une authentique perte de vue, la ligne droite trouve son oscar, sa victoire, son ours d’or, et les cactus font ovation en se dressant comme les doigts de mille mains vers le ciel, éblouis par un exploit inca et millénaire.

Recta de Tin-Tin, Cachi, Argentine. Photo Jean de Faultrier

L’horizon fuyant sans cesse

La route est aussi ce qui nous permet de filer vers le ciel justement quand nous pensons l’atteindre à son extrémité. La terre a cessé d’être plate il y a maintenant quelques siècles avec pour première conséquence d’éloigner celle-ci du firmament qui la nargue en fuyant sans cesse. Alors, cette route, il faut parfois l’habiller, la renforcer, lui offrir des harnais et harnachements de fer pour qu’elle reste bien accrochée à la roche qu’elle couture et ne soit pas happée par l’évaporation de l’air au-dessus de nos têtes. Ces cages thoraciques en acier nous sont un secours transitoire d’un point à l’autre quand un franchissement pourrait à l’excès vouloir s’émanciper de la gravité.

Pont de Connel, Ecosse. Photo Jean de Faultrier

Que laisser ?

Une trace, c’est une empreinte ou un enchaînement d’empreintes selon certains dictionnaires, mais c’est aussi la marque du passage et, parfois, celle de tout ce que l’humain entend laisser.
Ainsi, une trace dessinée à longueur de siècles entre les prés au flanc de collines opulentes ne dit plus les pas de ceux qui l’ont gravée ou les déboires de ceux qui s’y sont perdus, elle entre en nous avec la force du symbole de deux lieux que l’on pensait simplement relier d’un trait entre leurs deux noms jusqu’au moment où elle les supplante, ces deux lieux, et nous sert finalement de lieu pour nous-mêmes.

Petite route des Marches, Italie. Photo Jean de Faultrier

L’attraction du centre

Revenons vers le centre pour terminer cette évocation bitumineuse, le centre du pays qui nous offre la langue avec laquelle il parle à nos regards. Un centre tellurique s’il en est, un centre volcanique en tout cas qui, à défaut d’une lave ardente sous nos pas, nous promet une coulée de lumière dans une couleur de crépuscule en fusion. Le flamboiement racle l’herbe rude et drue pour ne bientôt retenir que la mémoire de la route dont on pressentait qu’elle allait basculer de l’autre côté du visible tout comme Barbey d’Aurévilly parlait de la chute du soleil derrière l’horizon.

Col de la Croix Saint Robert, Puy de Dôme Photo Jean de Faultrier

Jonction entre le visible et l’invisible

cet horizon dont la distance à moi s’effondrerait, puisqu’elle ne lui appartient pas comme une propriété,
si je n’étais pas là pour la parcourir du regard.

Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1985

#Jean de Faultrier

Plus de feuillets du Carnet d’horizons

Divers lieux, moments divers.

Véritables livres à ouvrir, les cartes ont leurs éditeurs, leur pagination, leur papier, leurs plis surtout et, si vite, leurs déchirures. Inutile d’en citer, il suffit de vouloir sentir sous les doigts ce qui pourrait remplir l’imagination de rêves.

Pour s’y rendre :

Bizarrement, parler d’asphalte pourrait n’évoquer que l’automobile. Bien pratique au ras du sol, la voiture assure le déplacement et le visuel. Mais il y a aussi le vélo, les pieds, les animaux à la condition de ne les point maltraiter (c’est vrai aussi pour les montures mécaniques). Le bitume a le mérite d’être là avant nous et pas seulement pour nous. Y rester, c’est respecter cette trace que d’autres ont voulue avant nous pour se relier les uns aux autres. S’y arrêter comme suggéré dans cette petite chronique voyageuse, c’est ne pas s’en éloigner afin de ne pas porter davantage atteinte à ce que la route permet de voir ou d’apercevoir.

A lire

Cécile Flécheux, L’Horizon, Klincksieck, 2014 ; explore en 50 questions le territoire de l’horizon, cet inatteignable où « l’imaginaire et le réel contre quoi l’on vient buter »

 

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