Culture
Artistes Voyageuses, 1880-1944. L’Appel des lointains (Musée de Pont-Aven - Snoek)
Auteur : Thierry Dussard
Article publié le 19 juillet 2023
(Elles avaient osé) Saviez-vous que plusieurs générations d’Artistes Voyageuses, 1880-1944 n’ont pas résistées à L’Appel des lointains, fascinées par « les mondes de l’ailleurs ». Après le Palais lumière d’Evian, le Musée de Pont-Aven consacre une magnifique exposition jusqu’au 5 novembre 2023 à ces artistes – de Marie Caire-Tonoir à Anna Quinquaud, d’Alix Aymé à Andrée Karpelès et Thérèse Le Praqui – qui refusant les préjugés furent les témoins inspirés de l’expansion coloniale française : au Maghreb, en Afrique occidentale, en Asie du Sud-Est et au-delà. Pour Thierry Dussard elles posent un regard différent et subtile sur la représentation de « l’autre ».
Études de fleurs, natures mortes, animaux, scènes familiales ou portraits constituaient les domaines de prédilection des femmes peintres1 . Cette contrainte dans l’espace se révélait être un élément genré de distinction dans la pratique artistique.
Marion Lagrange, L’Empire français, un atelier exotique. (Catalogue)
Remettre la lumière sur des femmes artistes totalement occultées de l’histoire de l’art
Artiste, le nom est à la fois féminin et masculin, et pourtant les femmes sont trop souvent restées dans l’ombre des hommes. Progressivement, le décalage aussi injuste qu’universel se comble, autant du côté des compositrices (Un temps pour elles) que des peintres, après les expositions collectives par périodes ou courants (1780-1830 Naissance d’un combat, 1880-1940 Valadon & Contemporaines, abstraction (Beaubourg, 1940-1970 Fondation Van Gogh, jusqu’au 22 octobre ) ou encore le Surréalisme au féminin (Musée Montmartre jusqu’au 10 septembre)… Le Musée de Pont-Aven (associé au Palais lumière d’Evian), a choisi un angle inédit très audacieux, celui des femmes peintres parties sur les routes du monde entier exercer leur talent. Plus de 140 ans après la création de l’ Union des femmes peintres et sculpteurs (UFPS 1881-1994), ces « aventurières du pinceau » et de la photo démontrent qu’elles ne sont pas cantonnées à la peinture sur éventail et aux bouquets de fleurs.
La question du caleçon
Interdites à l’Ecole des Beaux-Arts, les femmes n’ont accès qu’à l’Académie Julian, où des « cours pour dames » ont un grand succès à partir de 1875. A défaut de bander les yeux des étudiantes, le caleçon est imposé aux modèles masculins dans les ateliers féminins, jusqu’en 1901. On comprend donc que les « peintresses » et les sculptrices aient eu envie de partir dans des pays lointains, afin d’échapper à ces obstacles que le féminisme n’a pas encore réussi à éliminer. Ces formations leur permettent en effet d’exposer, mais aussi d’obtenir des bourses de voyage, et même de recevoir des commandes des compagnies maritimes et des expositions universelles.
La Pont-Aven du Sahara
L’orientalisme est à la mode, et la conquête de l’Algérie à son apogée. Sur les bords de l’Aven, les femmes logent les artistes, ou leur servent de modèles, comme La Belle Angèle posant pour Paul Gauguin, mais quelques pionnières entendent passer de l’autre côté du tableau. « L’oasis de Biskra devient alors la Pont-Aven du Sahara », sourit la commissaire de l’exposition, Arielle Pélenc, en montrant un beau portrait par Marie Caire-Thonoir. Autre exemple, cette toile de Virginie Demont-Breton, initiée à la peinture par son père et qui avait épousé un peintre, Adrien Demont, avec qui elle s’embarque pour l’Afrique du nord. Où ils croient voir « le monde comme il était au temps de la Bible ».
Casa Velazquez exilée à Fez
Marthe Flandrin, elle aussi issue d’une lignée de peintres, s’imprègne d’abord de Fra Angelico et de Giotto en Toscane, avant de partir pour le Maroc dans les années trente. La Casa de Velazquez est alors exilée à Fez, où elle tente de saisir sur le vif le chatoiement des couleurs, quitte à peindre plus tard à son retour en France Les Deux Sœurs. Geneviève Barrier-Demnati est séduite à son tour par les paysages marocains, auxquels elle apporte une touche de modernité bienvenue. En 1924, elle décide de partir à cheval et en dromadaire du sud tunisien jusqu’à Marrakech, où elle rencontre son mari Lahoussine Demnati, originaire de cette région. Après avoir arpenté le Haut Atlas, elle part pour le Hoggar, et revient au Maroc pour s’y installer définitivement.
Dans les harems des chefs
Ce souci de renouveler son style au contact de la vie primitive est général, et la sculptrice belge Jane Tercafs s’embarque en 1935 pour le Congo. Elle devient « l’amie des femmes et des enfants, du chef et de ses notables ». En tant que femme, la voici « reçue et accueillie là où un homme, même indigène, n’aurait pas eu le droit d’entrer… je pénétrai dans différentes cours nègres et dans les harems des chefs Mèdgé, Mangbetu et Matchaka ». Ses somptueuses têtes en marbre de Carrare ou en granit noir, reflètent ainsi ses nombreux allers et retours entre Bruxelles et le Congo. Et sa consoeur Anna Quinquaud sculpte ou dessine, au fil de ses longues escales de Dakar à Madagascar, prenant soin de nommer chacun de ses modèles.
Un Rolleiflex en cadeau de divorce
Jeanne Thil, elle, s’entiche de la Tunisie, où son art trouve sa plus belle expression. Tandis que Marcelle Ackein, influencée par le cubisme, épure le sien au Mali, et en Guinée. L’itinéraire de la plupart de ces artistes emprunte le parcours des expéditions coloniales, et la Marseillaise Alix Aymé est à pied d’œuvre pour partir vers l’Indochine. La frise de personnages indochinois qui illustre la couverture du catalogue de l’expo, est d’ailleurs signée par une boursière de la Compagnie de navigation mixte, Marie-Antoinette Boullard-Devé. Et la photographe Thérèse Le Prat entame une carrière de portraitiste de la Compagnie des Messageries Maritimes à Tahiti, après avoir reçu un Rolleiflex comme cadeau de divorce.
Ses photos sont ratées
Denise Colomb, qui a épousé le frère de Thérèse Le Prat, achète son appareil photo à l’escale de Port-Saïd sur la route de l’Extrême-Orient. On la retrouve au Vietnam, au Cambodge et jusqu’en Chine. Trop tard pour croiser Alexandra David-Neel, première femme occidentale à pénétrer dans Lhassa, la capitale du Tibet en 1924. Celle qui se définit comme une « voyageuse-studieuse » ne se contente pas d’écrire, et de photographier, elle apprend le sanscrit et le tibétain. La « dame-lama » ne se formalise pas lorsque « mes photos sont ratées, j’ai vu des scènes curieuses et passé cinq jours d’un pittoresque rare ». Une abnégation que salue Sophie Kervran, la conservatrice en chef des musées de Concarneau Cornouaille (dont dépend celui de Pont-Aven), soulignant « le courage et le talent de ces artistes trop longtemps invisibilisées ».
Cet « élan de sororité », dont parle Arielle Pélenc, la commissaire de l’expo bretonne, s’inscrit dans un mouvement plus général où le livre tient toute sa part. « Les Femmes sont aussi du voyage », de Lucie Azéma (Flammarion), vient contredire la sentence de Malraux, « les hommes ont des voyages, les femmes ont des amants ». Les femmes sont capables de s’exprimer tout comme les hommes, sans pour autant être dotées de testicules, qui vient du latin testis, signifiant « témoin », note la journaliste voyageuse. Elle fait même du voyage un acte fondateur, et milite en faveur de « l’émancipation par le départ ».
Rouler des cigarettes et tirer au revolver
Cette anti-Emma Bovary, qui rêvait d’ailleurs mais ne partait pas, est l’héritière d’une belle lignée d’aventurières dans le sillage d’Anita Conti, qui savait que « la vie ne vous donne que ce qu’on lui arrache ». Tout le monde n’a pas eu la chance d’Odette du Puigaudeau, qui avait appris de son père comment rouler des cigarettes et tirer au revolver.
Autant dire que la réhabilitation de ces fascinantes artistes voyageuses ouvre le champs à de belles monographies qui ne serait que justice !
L’atelier exotique incarna, en revanche, un espace où elles purent, à l’instar de leurs camarades masculins, faire concorder leurs acquis avec des formes de la modernité ou s’approprier un langage esthétique extra-européen.
Marion Lagrange, L’Empire français, un atelier exotique. (Catalogue)
#Thierry Dussard
Pour aller plus loin avec les Artistes Voyageuses
jusqu’au 5 novembre 2023, Musée de Pont-Aven, place Julia. Ouvert tlj de 10h à 19 h, en juillet et août.
Catalogue très riche sous la direction d’Arielle Pélenc, éd. Snoek, 264 p. 35 € : A travers des biographies précises parfois fouillées, il rend compte de l’ambition de toute une génération d’artistes à s’émanciper des carcans imposés par une société patriarcale ; elle se bat pour la reconnaissance marquée par le contexte de la « Belle Époque du féminisme » et la liberté de peindre hors les murs en profitant de l’expansion coloniale française au Maghreb, en Afrique occidentale, en Asie du Sud-Est et au-delà. En espérant que les lignes consacrées à ces femmes dans les dossiers d’œuvres des musées prennent plus d’ampleur !
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