Culture

Avec ses docu.fictions poétiques, Julien Creuzet capte le chaos-monde

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro

Article publié le 20 janvier 2021

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] S’il est difficile de définir d’un mot le travail de Julien Creuzet sans tomber dans un lieu commun, ce magistral concepteur d’installations poétiques assume des docu.fictions pour mieux capter le chaos-monde.  Aussi habile à jongler avec les objets, les formes et les mots, son refus de l’apesanteur et toute pesanteur nourrit une énergie communicative. Ses narratifs hybrides ont été sélectionnés pour le prix Marcel Duchamp 2021.

Artiste ‘enlargisseur’

Julien Creuzet Il pleut encore, des minis gouttelettes (…), 2019 © Julien Creuzet

Son art est une suite assumée de vécus, une suite de vies réelles ou imaginaires, le refus de tout étiquette. « Tout change tout le temps et on doit toujours tout remettre en question, insiste Julien Creuzet. Ce sont les autres qui partitionnent, mettent dans des cases, se plient au lègue universitaire où on nous demande de nous situer (genre, classe, origine…) » Cette revendication d’«enlargisseur » fournit quelques clés pour mieux cerner sa personnalité qui n’aime pas « appartenir ». En mettant à nu les stéréotypes, son refus d’enfermement dans tout système répétitif dépasse tous les déterminismes ; de la naissance ou du milieu.

Aussi ne cherchez pas à le faire parler d’éventuels mentors, l’artiste né en 1986 trouve que des influences enferment ou resserrent trop. Ce qui vaut un jour, ne le sera plus le suivant.

Alors, comment parler de lui ?

Julien Creuzet Ricochets, les galets que nous sommes finiront par couler (Epilogue) © Julien Creuzet

Artiste plastique, vidéaste, performeur, poète, rêveur, voir même ‘énergiseur’… Julien Creuzet est tout cela et plus. Aucune dénomination ou fonction ne le satisfait vraiment. Cela va dépendre du lieu, de l’exposition, du moment… « Cet ailleurs qui rejaillit en moi, lorsque je suis là », le titre de son exposition à l’Ecole Nationale Supérieure d’Art et de Design de Nancy (2016) lui convient bien jusque-là… Acceptons au fil de notre rencontre à ne pas chercher à le figer dans une quelconque présentation définitive, il se veut libre des mots.

 

 

Un imaginaire nourri de ‘flow’ urbain et de poésie des Caraïbes.

Cet ailleurs, qui rejaillit en moi, lorsque je suis là (… ) École Nationale Supérieure d’art et de design de Nancy, Nancy, France 2016 @ Julien Creuzet

« Manipulation du langage, tout se trouve dans la musique urbaine. Le vrai langage est très riche même le slang ou l’argot, le rap… c’est là où se rencontrent les déplacements géographiques et les nouvelles influences. » Sans surprise, Julien est très attentif à ce qui se fait aujourd’hui musicalement. L’écoute est sans doute le sens qui touche le plus le natif du Blanc-Mesnil qui a grandi en Martinique jusqu’à ses 20 ans. Désormais, vivant et travaillant à Fontenay-sous-Bois, il reconnait bien volontiers que les Caraïbes ont façonné son imaginaire, ses émotions et alimentent son travail en permanence, leur poésie font partie intégrante de son univers.  « La poésie est une forme en soit et est aussi présente que les sculptures ou les films. Les poèmes nous traversent comme des courants d’air. Mes expositions sont constituées uniquement de poésie. » confie-t-il d’une voix chantante et douce à Singular’s. Ce ‘flow’ se retrouve dans le titre de ses œuvres, autant programmatique et libératoire d’imaginaire.

Poésie et musicalité

Julien Creuzet Ricochets, les galets que nous sommes finiront par couler ( Epilogue ) (détail) BAC 2017 © Julien Creuzet

Le titre manifeste de son exposition au Palais de Tokyo en 2019 en témoigne : « Les lumières affaiblies des étoiles lointaines les lumières à LED des gyrophares se complaisent, lampadaire braise brûle les ailes, sacrifice fou du papillon de lumière… », une inspiration qui dresse une ‘cathédrale de poésie’ à la James Joyce (1882-1941). La poésie, toujours ! Poésie qu’il aime à vous lire et à associer à son geste créatif ; insuffler du mouvement, bouger les lignes et donner au public une occasion de pouvoir changer en fonction de son état émotionnel.  L’académicien Dany Laferrière (1953-), cité lors de notre entretien, qui a consacré une partie de son travail à briser les lieux communs de l’imaginaire collectif se définissait comme un « grand titreur », c’est-à-dire un auteur dont la force d’évocation des titres et l’image médiatique suffisent à créer chez le lecteur (chez Jullien Creuzet le regardeur) l’illusion de saisir l’essentiel du personnage et de l’œuvre.

Des « docu.fictions » captant le « chaos-monde »

Ricochets, les galets que nous sommes finiront par couler ( Epilogue ) ©

Ses œuvres seraient-elles des « archipels » ? Ses récits écosystémiques mélangent ou charrient différentes stratifications, de temps de géographie, de langages. Pour mieux se rapprocher de ce qu’il fait, Julien assume de réaliser des « docu. fiction », même si la formule reste encore imparfaite car encore trop liée au subjectif du réalisateur. L’artiste investit des ‘portes ouvertes’ avec toujours un ‘jeu’ d’avance. Il pourrait faire sienne les paroles dEdouard Glissant qui en appelle au « chaos-monde » : « Nous vivons dans un bouleversement perpétuel où les civilisations s’entrecroisent, des pans entiers de culture basculent et s’entremêlent, où ceux qui s’effraient du métissage deviennent des extrémistes ». Julien Creuzet présente à sa manière son propre ‘chaos-monde’ : « Le temps y est pour beaucoup, les rencontres avec des livres, des gens, des choses qui trainent pour alimenter le travail. »

Arte Povera et Fluxus

Julien Creuzet Jangal mon dawa, Galerie Dohyang Lee 2016

Il faudra que l’artiste nous pardonne d’évoquer d’autres références, mais en voyant son œuvre, surgit l’Arte Povera qui privilégie le geste créateur au détriment de l’objet fini et rend signifiants des objets insignifiants.  On pense aussi au mouvement Fluxus, difficile à définir, influencé, entre-autres, par le courant Dada ou Marcel Duchamp pour lequel « tout est art », un art qui s’expérimente, se vit et qui touche aussi bien les arts visuels que la musique et la littérature. Fluxus signifie en latin « le flux, le courant ». Cela colle bien à une œuvre où l’énergie poétique et visuelle est motrice, et qui se fiche de tout critère esthétique.

L’exploration des différents héritages culturels

Ses grandes installations-collages suspendues envahissent les espaces de ses expositions.  Composées de mille objets composites de la vie quotidienne, elles fourmillent comme un grand kaléidoscope ouvert avec toujours une part de secrets : bouts de barrières, bois, photos, câbles, filets, résine, sèche-cheveux, impressions sur papiers, impression jet d’encre contrecollé sur panneau acrylique gravé à la main, fleurs, écrans de télévision montrant ses vidéos ou casque de réalité virtuelle permettant une autre forme d’interaction avec le public…

Julien Creuzet Mañana Vapor 2017 expo SKETCH, Bogotá @ Julien Creuzet

À travers ses environnements composites, il interroge et explore différents héritages culturels en créant des ponts entre les imaginaires de l’ailleurs et les différentes réalités sociales. Différentes temporalités et géographies sont convoquées ; se jouant sur de nombreux registres de l’histoire, du social et du politique. Il présente ainsi au public des narratifs hybrides, cinglant les désirs de puissance et d’expansion de civilisations toujours mortelles. Ses œuvres charrient déchets de catastrophes écologiques, vestiges du postcolonial, fragments de déplacements et de migrations, condensés de luttes plus ou moins impuissantes ou pitoyables contre un destin hostile, inéluctable…

L’exposition comme place publique et fusion

Ricochets, les galets que nous sommes finiront par couler ( Epilogue ) @ Julien Creuzet

A l’occasion de son exposition au Palais de Tokyo en 2019 il s’interrogeait sur l’acte de déambuler sur une grande place publique qu’est une exposition et sur le rôle et la responsabilité de l’initiateur : « Quels sont les gens qui la traversent ? À quoi sert ce lieu pour les citoyens ? Comment cet espace public devient-il un symbole de protestation ? Comment peut-on y être soi, avec son histoire, sa culture, son identité, ses déplacements intérieurs ? L’exposition dévoile l’imaginaire d’un individu, les voix qu’il entend, les mots qu’il pense au moment où il traverse cet espace, en essayant de transmettre sa vie intérieure en même temps que le contexte de celle-ci. » L’exposition dans sa topographie et dans ce qu’elle entraine d’interactions est plus importante que l’œuvre. Elle engage et investit un tout.  « Je m’efforce de penser d’abord un tout, un opéra, un écosystème, un lieu à vivre avec ses multiples interactions. Je n’essaie pas de faire la vie, ou de faire le dehors, mais de dessiner ou de sculpter mes sensations du dehors dans le dedans. »

Des installations inter-et-actives

Jangal mon dawa, Galerie Dohyang Lee 2016 2

Ses « installations » aux titres fleuves n’ont jamais aussi bien méritées leur nom, elles convoquent tous les sens, pour plonger dans un monde à vivre. « Avec une exposition, on peut raconter une histoire et cette histoire peut prendre la forme d’une fiction. […] Je tends à proposer des visions, et j’élabore une fiction dès lors que je réfléchis, que je crée des formes, ainsi qu’une mise en relation de ces différentes formes, un dispositif de circulation… Je décide de comment je veux donner à voir. » Musique et collaborations chorégraphiques se mêlent aux installations avec parfois des artistes chorégraphes telle que la chercheuse en danses urbaines Ana Pi ou Calixto Neto qui travaille à rendre visibles les corps minoritaires, des danses « périphériques », Afropunk, Afrofuturisme ou autres. Pour eux, c’est plus un jeu, une question de déplacement, de singularité des gestes, mettre en avant la façon d’appréhender le corps.

Hiding behind the foliage. Search for Mygalia,
View of the exhibition, 2017, at Document Gallery @ Julien Creuzet

Refuser les prismes de lecture déterminés

« Je ne tiens pas à ce que mes œuvres et mes expositions passent par des prismes de lecture déterminés, insiste-t-il s’il était encore besoin de souligner sa soif de toute liberté. Je suis autant nourri par un ouvrage d’anthropologie que par une discussion de comptoir avec mes amis. J’ai le droit d’exister au-delà des structures académiques de pensée qui facilitent ou justifient la lecture d’un travail…Les références théoriques ou littéraires ne sont pas nécessaires pour voir le travail. L’acte de regarder une exposition ou une sculpture doit passer par sa propre peur à s’y confronter réellement. »

« Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » (Stéphane Mallarmé)

Mañana Vapor 2017 @ expo SKETCH, Bogotá

Aussi habile avec objets, les formes et les mots, Julien Creuzet reste d’abord un jongleur, où le refus de l’apesanteur et toute pesanteur porte son énergie créative incessante. Son oeuvre poème-partition, son ‘coup de dés’ de la pensée, renouvelle le topos poétique de la « bouteille à la mer ».

Son message sera-t-il trouvé ou non, lu ou pas, entendu ou pas, pour un appel qui ne sera peut-être plus d’actualité quand il sera dans des mains bienveillantes ?
Avec lui, entrons dans la danse ! Car comme le chante le poète, les lauriers du bois coupés ont déjà repoussés.

Pour suivre Julien Creuzet

Son site : https://www.juliencreuzet.com/

Sa galerie en France : HIGH ART

A suivre :

  • 18 octobre 2021, Proclamation du lauréat de la 21ème édition du Prix Marcel Duchamp dont Julien Creuzet fait partie avec trois artistes en lice. Sélectionnés par les collectionneurs de l’ADIAF, ces artistes sont invités par le Centre Pompidou pour une exposition collective dont le vernissage aura lieu le 6 octobre prochain.

Julien Creuzet Ricochets, les galets que nous sommes finiront par couler ( Epilogue ) (détail) BAC 2017 © Julien Creuzet

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