Culture

Beaux Livres : Ladies first ! pour une histoire de l’art enfin universelle

Auteur :  Olivier Olgan
Article publié le 4 décembre 2020

Si l’art n’a pas de genre, son histoire fut écrite par les hommes pour les hommes. Avec de multiples injustices. Cette (première) sélection de Beaux Livres de Noël réhabilite les artistes féminines qui tout le long du XXe siècle ont animées l’avant garde esthétique et photographique. La reconnaissance est venue avec celles de leurs corps, de leurs droits et de leur liberté.

Une histoire mondiale des femmes photographes

sous la direction de Luce Lebart et Marie Robert, Editions Textuel 504.p 69€

« Qui a peur des femmes photographes ? » le titre volontiers grinçant de l‘exposition conjointe du Musée d’Orsay et de l’Orangerie en 2015 continue de faire ses vagues positives dans les arts visuels. Cette monumentale somme collective (de 504 pages) apporte d’emblée son éclairage : « L’impensé des femmes dans l’historiographies résulte d’une longue tradition de discrédit » assument dés la préface l’ historienne Marie Robert co-directrice avec Luce Lebart de cette anthologie époustouflante de force par les photos choisies, et engagée dans leur quête de réhabilitation face à ce qu’elle désigne comme une « disqualification » : «La volonté de “savoir” la part des femmes dans l’histoire de la photographie a longtemps été secondaire, voire absente. »

Une dynamique de réévaluation des « invisibles »

Par le nombre de destins, d’odyssées et d’œuvres remises en lumière, le lecteur comprend que la tâche fut immense pour « redonner leurs places aux invisibles », mais au regard des redécouvertes toujours gratifiante. Plus de 300 artistes des cinq continents sont ainsi rassemblées et réévaluées dans un seul récit.

Bien sûr, certaines sont bien reconnues des lecteurs de Singulars (Dorothéa Lange, Sally Mann, Dora Marr, …) mais là n’est pas l’essentiel ; ce sont toutes ces pionnières laissées dans l’oubli que cette recherche a permis de découvrir. Chaque photographe dispose d’une biographie finement écrite et illustrée, signées par plus de 160 «autrices», toutes expertes dans leur domaine.

Reste à « écrire différemment une autre histoire »

L’enjeu réussi se traduit dans chaque portrait où «la parole d’autorité étant un monopole largement masculin» insiste Marie Robert. L’ambition n’a pas fini de faire couler beaucoup d’encre. Il faut s’en réjouir même si c’est un « préalable à une histoire mondiale alternative de la photographie. Au prisme du genre et du décentrement culturel » Chemin faisant, il ouvre des trésors visuels, souvent oubliés, pire occultés. Les jalons de cette conquête correspondent aussi avec les origines, les théories et le devenir mondial de la photographie. Indispensable.

Valadon et ses Contemporaines Peintres et Sculptrices 1880-1940.

Coédition Monastère royal de Brou, Bourg-en-Bresse / Musée des Beaux-Arts de Limoges / In Fine éditions d’art. 208 p. 29 €

Sortir de l’ombre d’Utter (mari) et Utrillo (fils)

Chaque génération de femmes artiste a connu son mur de verre. Le catalogue de l’exposition du Musée de Limoges jusqu’au 14 février 2021 en analyse finement les contours dans un contexte pourtant inédit d’émancipation et d’émulation féminine.

Riche d’une centaine d’illustrations et de nombreux essais pertinents sur la formation, l’atelier, les galeries, l’ambition de cette sommes est d’appréhender autour de la figure de proue de Suzanne Valadon, l’ensemble des contributions des peintres et sculptrices au regard de l’explosion artistique française entre 1880 et 1940. D’autant, que si le nom de Suzanne Valadon est connu, sa personnalité et son œuvre beaucoup moins. Car elle a souvent été enfermée dans un rôle de modèle ou de muse.  Enfin reconnue comme artiste, celle qui reçoit le soutien de la première galeriste féminine de Paris, Berthe Weill lance avec d’autres consœurs une véritable vague féminine avant-gardiste, hélas tombée dans l’oubli que le catalogue fait revivre avec vigueur.

Une amnésie sélective bien installée de l’histoire de l’art

Les plus connues du grand public sont Marie Laurencin et Tamara de Lempicka ; mais d’autres reviennent sur le devant de la scène Lucie Cousturier, Émilie Charmy, Jacqueline Marval ou encore Georgette Agutte-Sembat.
Pour certaines, leur nom s’est quelque peu effacé au profit d’un époux ou d’un amant renommé : Sonia Delaunay, Sophie Taeuber-Arp, Camille Claudel, tandis que de nombreuses artistes originaires de toute l’Europe affluent alors à Paris, provenant notamment de Russie, d’Ukraine et de Pologne, comme Sonia Lewitska ou Marie Vassilieff mais aussi du Danemark, comme Gerda Wegener.
Enfin, les sculptrices, qui s’emparent d’un mode d’expression plastique pendant longtemps presque entièrement réservé aux hommes, ne sont pas oubliées, avec des œuvres d’Irène Codréano, Jane Poupelet, Chana Orloff ou Jeanne Bardey. Chacune dispose d’une biographie concise et éclairante.

« Participant aux mouvements d’avant-gardes, insistent dans leur préface les deux co-comissaires Anne Liénard et Magali Briat-Philippe, elles s’affirment comme des créatrices à part entière. Mais l’un des plus grands tabous qu’elles terminent d’abattre est celui qui était le plus intimement attaché à leur genre. En ce tournant du xxe siècle, les femmes pratiquent enfin le nu, tant féminin que masculin, et se réapproprient par là même leur propre corps, trop longtemps détaché de leur être.»
Une injustice de cette part d’ombre est ici solidement réparée.

Femmes Années 50. Au fil de l’abstraction, peinture et sculpture

de Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici, éd. Hazan, 2007, 480 p., 45 €.

“Le milieu de l’art abstrait des années 1950 reste machiste, on considère à cette période qu’elles devraient, pour ainsi dire, peindre des fleurs. Il y a une immense injustice quand on mesure combien elles ont été peu montrées, ou oubliées, ou bien que leurs œuvres sont tout simplement introuvables.” écrit Benoît Decron, directeur du musée Soulages dans sa préface. Nous aurions pu en montrer davantage encore. Personne n’a fait de cadeaux à celles-ci. » Même si beaucoup se sont lancées dans l’abstraction, elles furent rarement exposées, longtemps oubliées. L’exposition du Musée Soulage (Rodez mai 2020) dont est issu le catalogue a cherché à réparer cette injustice (en plein covid !).

Des pionnières aux jeunes pousses : Elvire Jan, Ida Karskaya, Judit Reigl, Colette Brunschwig, Véra Pagava, Marta Pan , Madeleine Grenier, Anna-Eva Bergman, Marie Raymond, Vera Molnár, Simone Boisecq,…; autant d’artistes qui ont creusé souvent avec talent leur propre sillon dans la mouvance abstraite de la « seconde école de Paris ».

Quelles sont celles qui ont été vraiment exposées ? et pire ont une cote aujourd’hui ? Peu ou prou, à part l’aînée Sonia Delaunay (1885-1979), la française Maria Helena Vieira da Silva (1908-1992) ou l’Américaine Joan Mitchell (1925-1992).
Pourquoi ? « Les femmes artistes passaient systématiquement derrière les hommes » résume laconique Benoît Decron. Ce n’est que seulement la génération suivante qui embrassera une dynamique politique contestataire. Pour l’heure, explique l’historienne Julie Verlaine, elles veulent être « un homme comme les autres” : « Les artistes femmes sont dans cet état d’esprit, elle s’affirment à l’égal des hommes. » C’est oublier la domination ambiante qui barrera la visibilité de leur art et leurs corps. Pour l’anecdote, Christophe Hazemann directeur adjoint du musée n’oubliera pas de préciser à l’ouverture de l’exposition que “c‘est aussi une manière de rendre hommage à Pierre Soulages qui a tissé beaucoup de liens personnels avec certaines de ces peintres.”

Pour aller plus loin :
Les Pionnières. Dans les ateliers de femmes artistes du XXe siècle, photos de Catherine Panchout, textes d’Élisabeth Védrenne et Valérie de Maulmin, éd. Somogy, 200 p., 39 €.

Laure Adler, Le corps des femmes

Albin Michel, 176 p. 35€

« Il n’y a pas de sexe de l’art, même s’il y a beaucoup de sexe dans l’histoire de l’art. » Avec conviction, lyrisme et une admirable iconographie, Laure Adler continue ici son travail de sape des stéréotypes machistes de l’histoire de l’art à travers sa collection « Les femmes qui lisent, écrivent, aiment, … sont dangereuses, … «  chez Flammarion. Sa synthèse du « corps des femmes »  dans la peinture occidentale, volontairement concise et formidablement enlevée, interroge le regard masculin ;  comment il s’est imposé et comment les femmes ont repris la main dans tous les sens du terme sur leur corps, et l’art de le représenter. Sans oublier le rôle du regardeur.

Les trois chapitres qui scandent de façon chronologique cette histoire de regards en résument clairement les acmes ; La femme regardée de Marie à L’Olympia, Les femmes qui nous regardent, jusqu’aux années 60 et enfin, Ces femmes qui se regardent débutant avec les années 1970,  se représentent elles-mêmes.

Droit de regard

Sans surprise, l’auteure très en verve mêle l’évolution du statut de la femme et celui de l’artiste, culture et politique, pour livrer un panorama du genre contemporain. D’autant plus passionnant qu’il est laissé au lecteur de s’affranchir de lui-même des canons de la beauté.

L’art toujours anachronique

Fidèle à l’historien Daniel Arasse, son mentor, l’animatrice de L’heure Bleue sur France Culture rappelle  : « La peinture est toujours anachronique par rapport à son propre temps ; elle ne se contente pas de montrer, elle pense et elle nous fait penser. »
Une approche roborative qu’il faut partager avec la génération Z « dans ces temps d’incertitude, toujours féconds artistiquement, rappelons, face à la violence qui perdure, une évidence : le corps des femmes est sacré. De cette sacralisation, l’art est encore l’émissaire. » Dont acte.

texte

Références bibliographiques

Une histoire mondiale des femmes photographes, sous la direction de Luce Lebart et Marie Robert, Editions Textuel 504.p 69€

Valadon et ses Contemporaines Peintres et Sculptrices 1880-1940. Coédition Monastère royal de Brou, Bourg-en-Bresse / Musée des Beaux-Arts de Limoges / In Fine éditions d’art. 208 p. 29 €

  • jusqu’au 14 février 2021, Musée des Beaux-Arts de Limoges
  • du 13 mars 2021 au 27 juin 2021, Monastère royal de Brou à Bourg-en-Bresse

Femmes artistes, artistes femmes, de Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici, éd. Hazan, 2007, 480 p., 45 €.

Femmes années 50. Au fil de l’abstraction, peinture et sculpture, Hazan, 224 pages, 35€

Les Pionnières. Dans les ateliers de femmes artistes du XXe siècle, photos de Catherine Panchout, textes d’Élisabeth Védrenne et Valérie de Maulmin, éd. Somogy, 200 p., 39 €.

Le corps des femmes, Laure Adler, Albin Michel, 176 p. 35€

Partager

Articles similaires

Hommage à Maggie Smith, figure tutélaire de Downton Abbey, mais pas seulement

Voir l'article

L’esprit du Dibbouk, Fantôme du monde disparu, souffle sur Paris (MAJH)

Voir l'article

Camille Claudel à l’œuvre : Sakountala (Musée Camille Claudel, Nogent-sur-Seine – Silvana)

Voir l'article

L’ardent vibrato de « Il neige sur le pianiste » de Claudie Hunzinger (Grasset)

Voir l'article