Culture
Invisibles, Berthe Morisot et Dora Maar trouvent enfin chair et lumière
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 20 juillet 2019 à 13 h 16 min – Mis à jour le 23 juillet 2019 à 10 h 13 min
Les artistes Berthe Morisot et Dora Maar ont enfin leur rétrospective individuelle qui les sort de l’ombre de leur mentor (Picasso et Manet) et du qualificatif d’art ‘féministe’. Prenez vite rendez-vous avec Dora Maar au centre Pompidou jusqu’au 29 juillet et Berthe Morisot au musée d’Orsay jusqu’au 22 septembre. Deux expositions à ne pas manquer.
Deux destins exemplaires d’une condescendance ordinaire
Pour certains (souvent armés d’une pince-à-linge sur le nez), la multiplication des expositions dédiées à une artiste femme conforte cet air du temps de ‘repentir’ d’une domination très masculine de l’histoire de l’Art. Ils ne sont pas à l’aise avec ce consensus où il convient désormais de réhabiliter certains destins tragiques féminins qu’ils amalgament à l’engouement pour les équipes de football féminines (sic).
Les faits sont têtus
Combien d’années faut-il pour sortir les artistes femmes de l’ombre pesante qui plombe leur postérité ?
Les destins de Berthe Morisot et de Dora Maar sont exemplaires. Les rétrospectives que leur consacrent les musées d’Orsay (jusqu’au 22 septembre) et Beaubourg (jusqu’au 29 juillet), aussi. Dans les deux cas, c’est une première pour les institutions qui les abritent ; aucune rétrospective n’avait été consacrée à Morisot dans un musée national depuis 1941 et jamais pour Dora Maar… Leurs œuvres méritent bien plus qu’un rappel à mémoire condescendant.
Sortir des clichés de la disciple ‘fidèle’ et de l’art ‘féminin’
La réunion significative d’œuvres (73 huiles et deux pastels pour Morisot, plus de 400 documents pour Maar, venant pour l’essentiel de collections privées) permet enfin de dégager ce qui fait l’originalité – voir la nécessité de ces artistes dans leur temps – distincte du mentor, auquel le nom était uniquement attaché; Edouard Manet pour Morisot, Picasso pour Maar.
« C’est fâcheux qu’elles ne soient pas des hommes » ce qu’écrivait le premier à Henri Fantin-Latour en 1868, à propos de deux sœurs Morisot a le mérite de condenser cliniquement la condition féminine artistique quelle que soit l’époque. 1000 autres anecdotes pourraient illustrer le poids et la persistance des préjugés sur ces ‘femmes invisibles’ pour reprendre le titre de la biographie dédiée à Dora Maar par Victoria Combalia.
Passionnantes, les deux expositions trouvent de surcroît la juste approche esthétique et historique, qui ne verse ni dans le repentir, ni dans l’apologie outrancière. Pour réussir « un moment d’affirmation féminine » comme le décrit subtilement la commissaire Sylvie Patry à propos de l’unique autoportrait de Morisot. Loin des étiquettes simplistes et des classification castratrices.
Berthe Morisot (1841-1895), une peintre impressionniste (point final)
Si on s’en tient à un survol rapide des thématiques des salles (paysages et marines, jardins fleuris, déshabillés, portraits, …) on passe à côté du caractère novateur de la facture incroyablement vivante de celle qui fut de tous les combats (elle participe à sept des huit expositions historiques) du mouvement impressionniste. Parfois plus audacieuse tant la rapidité de la main transcende les sujets et s’impose comme une portraitiste aiguë. Paul Valéry ne si trompe pas quand il résume cet entrelacement de l’art et de la vie : « La singularité de Berthe Morisot fut de vivre sa peinture et de peindre sa vie, que cet échange d’observation contre action, de volonté créatrice contre lumière ».
L’inachevé, signe de modernité
Comme ses confrères, les toiles sérielles souvent volontairement inachevées – que magnifient parfaitement le parcours d’Orsay -s’apprécient par la chair et les variations énergiques de la touche, mélange « de furie et de nonchalance » selon Mallarmé. L’enjeu consiste à restituer matières et reliefs, et à capter l’impression furtive de l’instant présent.
Une artiste se mesure autant par ceux qui l’ont admirée – de Degas à Monet – que ceux qui ont appris de son œuvre comme Vuillard et Bonnard; sa science de la mise au point de la scène de peinture, le vertige de l’harmonie des couleurs et de la vitesse de la touche.
Dora Maar (1907-1997), la maîtrise des média visuels
Oublions un temps le destin brisé de cette amazone polyglotte aux dons et engagements polyvalents, qui pour son plus grand malheur croisa l’ogre Picasso de 1936 à 1943, pour en être pour l’Histoire à la fois « maîtresse, muse et proie ». Et devenir à jamais une icône de son siècle : La Femme qui pleure (1937). Une fois abandonnée, plongée dans une torpeur morbide pendant plus 50 ans, elle meurt recluse oubliée de tous …
Les romanciers ont fait leur miel de ce sacrifice, avec des fortunes diverses ; retenons récemment Brigitte Benkemoun et Alain Vircondelet.
L’exposition du Centre Pompidou en dresse un tout autre portrait : créative et avant-gardiste, au bagage technique maîtrisé, reconnue par ses pairs comme photographe. Elle use de tous les stratagèmes et pratiques pour ne pas se faire enfermée dans un carcan, que ce soit pour travailler professionnellement en toute indépendance (jusqu’à signer ses travaux avec le co-fondateur de son studio) ou balayer les frontières entre image et réalité. Karolina Ziebinska-Lewandowska et Damarice Amao, les commissaires passionnées assument dans le catalogue « ce déplacement de l’imaginaire que l’on peut créer autour du fantasme Dora Maar ».
Une œuvre visuelle fascinante d’autorité
Ses reportages – « sociaux » des quartiers de Barcelone ou de Londres, ou documentaires comme les étapes successives de Guernica en gestation en 1937 – marquent le genre par leur revendication politique. Ses travaux expérimentaux en studio qu’ils soient publicitaires, ou surréalistes par sa science du photomontage l’inscrit à la pointe du mouvement : « C’est la seule photographe à avoir montré ses œuvres dans six grandes expositions internationales du surréalisme dans les années 1930 » insistent les commissaires.
Parfaitement intégré dans la modernité, au fil d’un parcours très dense (sauf paradoxalement son travail avec Picasso) l’artiste ne cesse de bousculer avec gourmandise les genres et les frontières visuelles, faisant feu de tout support : cliché-verre, peinture, mix peinture/photo, photogrammes … n’hésitant pas à franchir le mur de l’abstraction.
Au final, Dora Maar impose un style, la détachant du tragique de son destin.
Informations pratiques et bibliographie
Dora Maar, Centre Pompidou
Place Georges-Pompidou, 75004 Paris
Galerie 2
Jusqu’au 29 juillet 2019, de 11h à 21h.
Berthe Morisot, musée d’Orsay
1 Rue de la Légion d’Honneur, 75007 Paris
Livres
- Dora Maar, la femme invisible,Victoria Combalia (Éditions Invenit, 368 p., 35 €).
La biographie de référence, rigoureuse (nourrie d’entretiens de premier main) mais un brin austère pour fournir des clés de compréhension. - Je suis le carnet de Dora Maar, Brigitte Benkemoun (Stock, 336 p. 21,50 €).
Véritable dictionnaire et enquête amoureuse sur une artiste à partir d’un agenda (véritablement) trouvé. - L’exil est vaste, mais c’est l’été, Alain Vircondelet (Fayard, 400 p., 23 €.).
Biographie romancée qui cherche à percer le secret sur l’exil volontaire de l’artiste. - Berthe Morisot au musée d’Orsay + Dossier Le combat des femmes artistes au XIXe.
Hors Série Télérama, Dir. Bernard Merigeau (8,50€) - Berthe Morisot, Paul Valéry (Editions Max Cheteil, 76 p., 13€)
L’opuscule associe trois textes d’hommage à la peintre du poète qui avait épousé sa nièce. En prime, un inédit de Stéphane Mallarmé. - Berthe Morisot, le secret de la femmes en noir, Dominique Bona (Livre de Poche 378 p.: 7.30€)
« La biographie, écrit-elle dans son autobiographie ‘Mes vies secrètes’, permet de mesurer la part de volonté ou d’ambition dans une vie humaine, mais aussi celle, non moins vaste, de l’hésitation, du doute, de l’élan ou du renoncement. » - La tristesse des femmes en mousseline, Jean-Daniel Baltassat (Calmann Levy 336 p.: 19€)
Partager