Beaux-Livres : Voir la musique, de Florence Gétreau (Citadelles & Mazenod)
Pour Jean-Jacques Rousseau, la musique « semble mettre l’œil dans l’oreille », pour Paul Claudel. « l’œil écoute », Voir la musique, de Florence Gétreau rend compte de cette quête des peintres depuis la nuit des temps à en capter, imiter ou transcender l’immatérialité des sons. Les correspondances entre instants sonores éphémères et images fixes sont décryptés aussi bien que les affinités électives entre peintres et musiciens. Cette indispensable somme érudite parue en 2017 est désormais accessible à trois fois moins cher et tout aussi somptueusement éditée par Citadelles & Mazenod.
Somptueuse synthèse iconographique et musicologique.
Cette somme de correspondances historiques et synesthésiques s’impose comme indispensable – pour tout mélomane et amateur d’art. Travail de plus de cinq années, l’historienne musicologue Florence Gétreau aborde toutes les dimensions et perspectives de l’iconographie musicale où peinture et musique se fécondent l’une l’autre.
Cette discipline pluridisciplinaire à part entière tant le sujet est fécond, se déploie de façon thématique : depuis les ‘Pouvoirs de la musique’ et l’origine des Mythes à l’’Œil intérieure et sonorité visuelle’ en passant par les ‘sociabilités musicales’… L’érudition – la vertigineuse bibliographie couvrant tous les champs de l’érudition musicale, esthétique et sociale en atteste – accessible de l’une de ses meilleures spécialistes européennes du sujet multiplie les effets de miroirs au sens propre et figuré.
Le paragone ou parallèle des arts a de fait agité depuis la fin du moyen-âge
aussi bien les théoriciens, les philosophes que les artistes.
Florence Gétreau
La science des arts réunis
La force de ce beaux-livre est de rapprocher par une somptueuse mise en page toutes les dimensions esthétiques et sociales de la musique pour faciliter plusieurs niveaux de lectures et d’analyses. L’iconographie de la pratique musicale – de l’instrument à la partition en passant par les musiciens – permet de comprendre comment la musique aussi bien savante que populaire se joue dans le temps et l’espace. Avec la volonté d’éclairer à travers celles-ci, les statuts et réalités sociales des musiciens souvent oubliées dans les livres d’art. Florence Gétreau ne se contente pas de raconter les tableaux, elle creuse aussi les statuts et la sociabilité des musiciens et de leur public.
Cette dimension a permis aux musiciens du XXème siècle en s’appuyant sur la qualité des sources iconographiques à récréer les instruments des époques représentés pour coller et restituer au plus près des sons et des pratiques hélas disparues : « “ L’univers sonore de l’homme de la Renaissance est étroitement lié aux espaces dans lesquels il évolue ; les espaces sacrés, publics ou intimes appellent à chaque fois des musiques et des instruments différents. ” rappelle Denis Raison Dadre, le chantre de l’ensemble Doulce Mémoire.
Nos choix pourront être l’objet de discussions
mais leur pari est de transmettre à la fois la lacralité qu’il suscitent
et la stratigraphie complexe de leur signification.
Florence Gétreau
De l’objet corporel à l’audition colorée : le mythe de la fusion totale.
Au-delà du témoignage visuel, une puissante dynamique humaniste relie aussi les deux arts à travers de nombreuses équivalences esthétiques comme l’harmonie, le ton, le timbre, le chromatisme, l’accord autorise plusieurs niveaux de lectures et d’analyses, dont depuis le Moyen Age d’amples mouvements artistiques ont croisé la sensibilité et la sensualité.
Les théories – patiemment expliquées – sont heureusement toujours transcendés par le compagnonnage – au sens propre ou figuré – de phares artistiques comme Monteverdi/Caravage, Beethoven/Goya, Mahler/Klimt, Schoenberg/Kandinsky, Boulez/Klee…
Une nouvelle fraternité entre musique et arts visuels
La quête d’une fusion totale entre les arts – à distinguer d’une collaboration ou d’une conjugaison – devient avec Wagner et les compositeurs du XXéme siècle le vecteur de la modernité. L’œuvre totale appelle une nouvelle sensibilité, celle de la « vision intérieure » pour immerger le spectateur dans de nouveaux espaces. Le compositeur, Pierre Boulez, fou de peintures, envie le peintre Paul Klee et trouve les mots pour décrire cette fusion : « si la structure force l’imagination à entrer dans une nouvelle poétique, alors on est, en effet, en pays fertiles »
Attendons dés lors, sinon avec patience, au moins avec résignation, qu’un nouvel idéal se lève sur ce monde rajeuni,
pour y enfanter des arts nouveaux dont l’harmonieux parallèle pour encore se dérouler dans les siècles à venir.
Louis Viardot, Ut pictura musica, 1859.
L’aiguillon de la synesthésie harmonique
Son récit ne vise pas que les mélomanes mais tous les curieux qui cherchent à comprendre les dynamiques et les ressorts de la représentation d’une pratique artistique qui ouvre sur des enjeux esthétiques.
La couverture a peine refermée (sans désormais la boite cartonnée qui en alourdissait le prix), invite à poursuivre ce voyage synesthétique ; les correspondances glanées habiteront aussi bien votre oreille et votre regard dans la quête de nouvelles harmonies.
#Olivier Olgan