Bonnard, les couleurs de la lumière (Grenoble) Les Enfants de Bonnard (Le Cannet)

Jusqu’au 30 janvier 2022, Musée de Grenoble
Catalogue, Sous la direction de Guy Tosatto, In-Fine,
Jusqu’au 30 janvier 2022, Musée Bonnard, Le Cannet.
Catalogue sous la direction de Véronique Serrabo, Sivalna Editoriale

Plus que quelques jours (30 janvier) pour découvrir deux expositions et catalogues complémentaires dédiés à Bonnard, son audace de la lumière et son lyrisme de la couleur à Grenoble, sur sa postérité et filiation esthétiques au Cannet. Elles participent à casser les stéréotypes du nabi très japonard ou du peintre du bonheur pour souligner la dynamique subjective et l’héritage d’un peintre transmettant la respiration et la sensation de la nature aux générations futures.

 

Bonnard, Intérieur blanc, 1931 Grenoble, Musée de Grenoble, Photo © Ville de Grenoble J-L Lacroix

La troisième voie ouverte par Bonnard

Même si de grandes expositions monographiques le consacre (Orsay ou Tate Modern (lire plus), Guy Tosatto directeur du Musée de Grenoble et co-commissaire de l’exposition et du catalogue rappelle que Pierre Bonnard (1867-1947) « n’a pas encore suffisamment sa place dans l’histoire de l’art du XXe siècle. Il a fait la synthèse entre l’héritage historique, notamment de la peinture du XIXe siècle, et la modernité, en traçant une troisième voie, différente de celle des artistes nostalgiques, voire académiques, qui ont poursuivi un genre figuratif au XXe siècle, et différente de la modernité franche d’un Picasso ou d’un Matisse. »

Chüta Kimura, Paysage au réservoir, Le Clos Saint-Pierre, 1971-1972, Musée Bonnard, Le Cannet Photo © Claude Almodovar

C’est toute la valeur ajoutée de ces deux expositions (et catalogues) qui se complètent pour éclairer les frontières que Bonnard abolit entre le corps et son environnement (par le nu) et entre le les lumières extérieure et intérieure (par les portes fenêtres).  « Cette audace de la lumière et ce lyrisme de la couleur sont la marque de fabrique » souligne Christophe Leribault, Président du musée d’Orsay, partenaire du musée de Grenoble. Plutôt ressentir que décrire, plutôt transformer que transcrire, c’est cette troisième voie que suivront « les enfants de Bonnard » rassemblés dans une jolie fête visuelle au Musée Bonnard du Cannet ; de Rothko, à Jean-Pierre Blanche avec une quinzaine de peintures de Bonnard.

Le pari de la topographie

Bonnard, Coin de table vers 1935, Paris, Musée d’Orsay Photo © RMN Grand Palais (musée d’Orsay) image RMN-GP

« C’est toujours de la couleur, ce n’est pas encore de la lumière » revendiquait Bonnard en 1946. Alors que certains contemporains les voyaient étranges, suspectes, voire «dangereuses», comme le jugeait André Lhote. Picasso n’était pas en reste : « Il ne dépasse jamais sa propre sensibilité. […] Bonnard est juste un autre néo-impressionniste, un décadent ; la fin d’une vieille idée, pas le début d’une nouvelle ».
Le parcours de l’exposition du Musée de Grenoble balaye cet aveuglement, explore cette recherche active – voir obsessionnelle – du rôle de la couleur, et lui rend justice à travers ses principaux lieux d’inspiration – Le Grand-Lemps, Paris, la Normandie, la Côte d’Azur. Le peintre « plonge » son environnement dans la lumière au sens propre et figuré ; de L’Homme et la Femme (1900) avec ses espaces fragmentés, par un jeu de miroirs et de décors fusionnant nature et murs, à l’ Autoportrait dans la glace du cabinet de toilette (1939-1945), à l’espace réduit à sa plus intime expression. Tout ébloui.

Une dynamique vivace

Monique Frydman, Des saisons avec Pierre Bonnard, n°2, 2009-2010, Photo  © F. Kleinefenn Adagp, Paris 2021

Si l' »influence » d’un Matisse ou d’un Picasso a fait l’objet d’expositions, il fallait enfin ouvrir les filiations de Bonnard, réduit par ceux qui l’enferme à sa seule « persistance de l’impressionniste »; c’est la force de l’exposition de la Maison Bonnard qui révèle les multiples inspirations magnétiques pour toute une ‘famille’ d’artistes. « Héritiers de Pierre Bonnard, ils sont au plus près de leur sujet, en immersion aux limites de l’abstraction. Ils symbolisent la couleur à l’extrême, la lumière et la matière, insiste Véronique Serrabo, conservatrice et commissaire de l’exposition et du catalogue.  Il faut bien dire qu’à travers sa peinture, Bonnard formait le vœu d’ouvrir les yeux de « ses enfants » à venir, sur le lien fort qu’il est indispensable de tisser avec son environnement. La nature et son déséquilibre sont aujourd’hui au cœur de toutes les problématiques de notre époque, la marche du monde ne peut se faire sans elle. Comme tous les voyants, Bonnard le savait déjà. »

Pousser la couleur à l’extrême

Depuis les années 1940, avec une forte inflexion dans les années 50 et 60, la dynamique créée par Bonnard reste vivante jusqu’à aujourd’hui, balayant les frontières et étiquettes artificielles pour flirter aux limites de l’abstraction pour un « repos de la nature » si bien décrit et peint par l’artiste Chuta Kimura.
D’autres artistes, Geneviève Asse, Balthus, Bardone, Bazaine, Bioulès, Blanche, Frydman, Lesieur, Mangú Quesada, Marchand, Segal, Truphémus et Vieira da Silva ont poursuivi « cette quête de la sensation colorée, à celle d’un espace plat en apparence grâce à la mise en place d’un système complexe d’où naît la profondeur, fille du réel mais un réel recomposé par son émotion. »

Je n’invente rien. Je regarde. Bonnard

Jean Bazaine, Ombre sur la mer, 1963, PhotoCentre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais image Centre Pompidou, MNAM-CCI

De Jacques Truphémus qui se reconnait dans Bonnard qui « pars toujours de la réalité, d’une émotion, d’un ressenti, pour essayer ensuite de la retraduire, pour oublier rapidement le motif » à Peter Doig, décrit cet « espace qui se trouve derrière les yeux. Imaginez-vous couché, essayant de vous rappeler quelque chose. Bonnard a réussi à peindre cet état singulier, » le territoire des correspondances est habilement ouvert, confirmant les reconnaissances de sa filiation. Elle invite aussi à changer de focale au sens propre et figuré pour un peintre trop souvent regardé littéralement, alors que pour percer le voile de celui qui disait modestement : « Je n’invente rien. Je regarde », il convient de le vivre littérairement, comme l’ont fait de nombreux poètes.

Bonnard, Le Café du Petit Poucet, 1928, Photo Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie

Ici les mots cèdent la place aux vibrations de couleurs et d’espaces, si difficiles à définir, « sinon par le mot éternité » souffle Véronique Serrabo. En cohérence avec l’alerte d’Yves Alain Bois : « Bonnard n’est pas pour les hommes pressés. »

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