Culture

Carnet de lecture d'Eric L’Helgoualc’h, auteur de La déconnexion

Auteur : Patricia de Figueiredo
Article publié le 7 avril
 2021

Auteur d’un livre-enquête atypique sur l’émigration, Eric L’Helgoualc’h croit à l’aura de l’écrit et à la puissance du récit, plutôt qu’à la chaîne You tube, pour « avoir un impact sur ses contemporains », convaincu que « l’impact esthétique (voire moral) de certains romans sur leurs lecteurs est incommensurable. » Son roman La déconnexion (éditions du Faubourg) confronte ce qui se joue entre l’image et l’écrit, entre la technophilie et l’ascétisme, et appelle « à cultiver nos passions les plus précieuses en dehors du réseau ». En plus d’un bon romancier, son carnet de lecture témoigne qu’il est aussi un sacré lecteur!

De l’enquête au roman, le goût de la position critique

Il y a tout juste dix ans, Eric L’Helgoualc’h écrit un livre, Panique aux frontières, enquête sur cette Europe qui se ferme (Editions Max Milo, 2011). Cette enquête fut remarquée par sa pertinence; les questions migratoires restaient prisonnières des affrontements politiques partisans. Mais aussi par son audace formelle, elle mêle enquête de terrain, sources très documentées, sociologie des forces en présence (passeurs, clandestins, politiques…) et prises de positions critiques.

Cette qualité d’écriture se retrouve dans son premier roman 

Avec La déconnexion, Eric L’Helgoualc’h nous plonge dans le climat de la France actuelle où cohabite un optimisme technophile utopique et un militantisme identitaire exacerbé.  « L’idée m’est venue d’une collision entre deux histoires que j’avais envie de raconter. Pour la première, j’avais simplement le cadre : la bulle internet et l’essor des start-up en France, à la fin des années 90, période peu exploitée, sauf peut-être par Aurélien Bellanger dans son premier roman, La Théorie de l’information (2012). La seconde racontait l’histoire d’un Français qui partait combattre Daech du côté des Kurdes, sorte de miroir inversé des jeunes musulmans attirés par le djihad.
Un jour j’ai eu l’intuition de fusionner les deux histoires, et mon start-uppeur à succès s’est retrouvé en Syrie, les armes à la main. Dès lors, tout le défi était d’imaginer les raisons qui ont poussé un homme à qui tout semble avoir réussi à commettre un geste aussi radical. Ce cheminement, je l’ai effectué pas à pas, précédant de quelques coups seulement mon narrateur, un ami du disparu qui cherche à comprendre ses motivations.
 C’est aussi l’histoire d’un acte inexplicable. Je voulais qu’en terminant le roman, le lecteur continue de se poser des questions sur les motivations du protagoniste, que sa trajectoire continue de résonner en lui. »

Une dent plutôt dur sur l’utopie internet

Par son jeu de mise en abime (narrateur, flash-back et manuscrit) le romancier évite les écueils de brosser une « allégorie de ce qu’est devenu l’internet promis par ses fondateurs » , même si au détour du récit, l’auteur garde la dent dure ; « Il y avait une chose à laquelle ses convictions religieuses l’avenir rendu sensible, c’est l’ampleur des dangers liés au numérique. À commencer par le plus grand d’entre eux: l’ambition de transcender la condition humaine par la technologie. (…) Les gouvernements qui s’étaient succédé ces vingt dernières années n’avaient rien compris à la révolution numérique. Tous avaient consenti à la transformation de nos économies en colonies des firmes américaines. (…) En dernier ressort, si les géants américains, et demain chinois, devenaient trop envahissants, au point de prendre le contrôle sur nos données et sur nos vies, il faudrait songer à organiser des poches de résistance. »

La déconnexion, le geste d’une résistance

« La polysémie du mot m’intéressait. insiste Eric L’Helgoualc’h. Bien sûr, il désigne l’envie d’échapper au flux des réseaux qui collait bien à l’histoire. Mais cette envie très actuelle rejoint une tentation ascétique qui a toujours existé : le désir de se mettre en retrait du monde, qui me paraît assez marqué chez beaucoup de mes contemporains. »

Le roman, le second geste de la déconnexion

Si l’auteur a préféré le roman à You Tube, il s’en explique avec détachement : « Probablement parce que ce n’est pas l’impact qui m’intéresse, et heureusement, dans la mesure où peu de romans atteignent un large public parmi les centaines qui sortent chaque année ! Plus sérieusement, cette phrase se rapporte à un thème qui traverse le roman, la confrontation qui se joue actuellement entre l’image et l’écrit, même si les choses ne sont pas aussi caricaturales.

De ce point de vue-là, j’irais encore plus loin que mon personnage : je pense qu’aucun roman n’a jamais eu le moindre impact sur ses contemporains, si par impact on entend un changement radical des comportements et des modes de pensée. En revanche, l’impact esthétique (voire moral) qu’ont pu avoir certains romans sur leurs lecteurs est, lui, incommensurable. D’autant qu’il se prolonge à travers les siècles. Attendons quelques centaines d’années pour tirer le bilan du match avec YouTube. »

Les illusions perdues d’un Rastignac du XXIe

« Quand on perdit la trace d’Elias Naccache dans le chaos du conflit syrien, quelque part dans les ruines de Raqqa, sa disparition eut suffisamment d’écho pour qu’un magazine versé dans le glamour et les destins brisés me confie le soin d’écrire son portrait. Le public voulait comprendre comment un homme tel que lui, devenu millionnaire après la vente de sa première start-up, avait pu disparaître dans des circonstances aussi extravagantes » tel est l’incipit de ce passionnant roman qui nous entraine des débuts d’internet jusqu’aux arcanes du confit syrien, des utopies du web à la quête mystique de l’absolu.

Mêlant les effets de narration entre reportages, manuscrits et autobiographie, la narration remonte le cours de l’Histoire, et le délitement d’une amitié, isolant les grains de sable qui font qu’un destin, et une intimité basculent ; comment celui qui a failli faire jeu égal avec Zuckerberg qualifiée de Grand Tuyautier décide de s’échapper aux réseaux …. Ce roman réfléchit les mirages technologiques et mystiques, croque les excès de positivisme et de mysticisme qui s’exaspèrent. Il est aussi âpre sur « la déconfiture d’égos » qui saisit les quadra, pour en éclairer les impasses et les ressorts cassés.

Carnet de lecture de Eric L’Helgoualc’h, romancier

Puisque la seule vertu de cette année pourrie aura été de nous laisser du temps pour lire, j’en ai profité pour enchaîner les pavés.

A tout seigneur, tout honneur j’ai commencé par m’attaquer à La Montagne magique de Thomas Mann. Un livre que je gardais en réserve pour une occasion spéciale, comme un imposant magnum. C’est l’histoire d’un jeune bourgeois allemand qui rend visite à son cousin coincé dans un sanatorium en Suisse. Finalement, il se laisse envoûter par l’endroit, au point de tomber lui-même malade (c’est comme ça qu’on peut interpréter la chose) et il passe des années en haut de sa montagne, à dormir, se promener, philosopher avec les autres pensionnaires. Il y a aussi une histoire d’amour, aussi molle et cérébrale que le reste.
A lire ce roman en pleine pandémie de Covid, j’ai été frappé par les similitudes avec le premier confinement. Ses personnages se révèlent à eux-mêmes grâce à la maladie, qui leur offre une occasion de se retirer du monde. Leurs vies sont entièrement réglées par les médecins, auxquels ils sont soulagés d’abandonner leur libre-arbitre. Ils rêvent d’une société idéale au cours d’interminables marathons de thé et de pâtisseries (l’équivalent de nos sessions Zoom dédiées au monde d’après), et comme on est chez un écrivain obsédé par la décadence, tout se termine très mal, dans la boue des tranchées.
Le livre est génial, parfois horripilant de longueur, témoin de l’ambition et de la puissance des romanciers du début du 20e siècle, qui n’avaient pas peur de faire dans l’énorme, l’allégorique, le totalisant.

Autre massif abordé à la faveur d’une réclusion qui s’éternisait, Lumière d’août, de William Faulkner. Raconter l’histoire serait long et compliqué dans la mesure où Faulkner prend un malin plaisir à emberlificoter l’affaire. Disons qu’on est à la fois dans le cosmique et le poisseux. C’est plein de paysans alcooliques, de prêcheurs fous, d’obsessions pour la race et le sang, d’individus empêchés, tourmentés et violents. C’était le premier Faulkner que je lisais et j’ai trouvé ça encore plus prodigieux que ce qu’on m’en avait dit. Quelques mois plus tard, j’ai lu Sanctuaire, qui va encore plus loin dans la parabole trash.

Mon autre lumière d’août, puisque je l’ai lu en été, ce furent Les Détectives sauvages de Roberto Bolaño. C’est l’histoire vaguement autobiographique d’un cercle de poètes latino-américains, les « réal-viscéralistes ». L’intrigue, là encore, a peu d’importance. Elle est surtout prétexte à un déferlement de mots et de situations sur le Mexique, l’amour, l’alcool, la littérature.

Après une telle entrée en matière, on a envie de lire tout Bolaño, et ça tombe bien car les Editions de l’Olivier ont entamé la publication en français de ses oeuvres complètes. Dans le deuxième volume, on trouve le génial La Littérature nazie en Amérique, constitué de biographies d’auteurs imaginaires plus ou moins versés dans le culte du Troisième Reich. C’est à la fois désopilant et terriblement juste sur le plan politique, dans ce que ces biographies révèlent du délire et des obsessions de l’extrême-droite.

Parmi les choses sublimes lues en 2020, il y a aussi Libra, le roman de Don DeLillo consacré à l’assassinat de Kennedy. C’est un auteur que j’aime énormément, avec un style incroyable, gorgé de non-sens et de poésie. La manière dont il brasse la technologie, le langage, les médias, le terrorisme et l’imaginaire du complot, surtout dans ses romans des années 80, en font l’un des plus grands visionnaires de l’époque. Ceux qui prêtent cette vertu à un Houellebecq feraient mieux de lire DeLillo.

Et puisque les derniers mois ont été particulièrement fastes en bonnes lectures, j’aimerais aussi mentionner, en vrac, Les Vitamines du bonheur, un recueil de nouvelles signées Raymond Carver, Comme il pleut sur la ville, le cinquième volet des aventures autobiographiques de Karl Ove Knausgaard, Beloved de Toni Morrison, livre terrible à l’écriture somptueuse sur l’esclavage en Amérique, La Supplication, récit de Svetlana Alexievitch que j’ai lu après avoir vu la série HBO consacrée à la catastrophe de Tchernobyl.

Et plus récemment, L’Etoffe des Héros, de Tom Wolfe, reportage-fleuve sur les coulisses du premier programme spatial américain, dont j’ai vu qu’il faisait lui aussi l’objet d’une adaptation en série, après le film de Philip Kaufman, pour moi une sorte de madeleine.

Pour retrouver Eric L’Helgoualc’h

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