Culture

Beaux livres : Francois Boespflug, Hervé Fischer, Marc Fumaroli, et Marc-Alain Ouaknin

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 23 décembre 2019 à 0 h 33 min – Mis à jour le 27 décembre 2019 à 10 h 20 min

Notre sélection se veut à l’opposé des « coffee table book » anglo saxons, ces livres d’images somptueux, mais que l’on feuillette sans trop s’attarder aux textes. Tout au contraire, les textes de Francois Boespflug, Hervé Fischer, Marc Fumaroli, et Marc-Alain Ouaknin méritent une lecture attentive, pas seulement en regard de l’iconographie, mais pour l’immense érudition qu’ils transmettent dans une langue claire et souvent engagée. Belles lectures.

La Genèse de la Genèse, illustrée par l’abstraction. Traduction de Marc-Alain Ouaknin. Editions Diane de Selliers.

« Maint live agit comme une clé pour les salles inconnues de notre château » Cette citation de Franz Kafka en exergue du chapitre intitulé ‘Une humanité en arc-en-ciel’ illustre magnifiquement la portée humaniste de ce livre d’art dans tous les sens du terme. Entre vertige et magie. Par sa fabrication quasi artisanale, c’est l’unique ouvrage annuel d’une courageuse éditrice Diane de Selliers, publié en seulement 300 exemplaires numérotés. Par sa portée spirituelle, il présente une nouvelle traduction des onze premiers chapitres de la Genèse – de la Création du monde à la tour de Babel – par le philosophe et rabbin Marc-Alain Ouaknin, pour qui « traduire c’est révéler l’infini et la transcendance dont chaque langue est porteuse. »

Par sa mise en page aérée, favorisant une respiration typographique, chaque texte est présenté en français, en hébreu et en translittération, avec en résonnance la reproduction de plus de 100 chefs d’œuvres de 71 peintres de l’abstraction : de Arp à Zao Wou Ki, en passant par Kupka ou Barnett Newman. Pour un dialogue entre le dit et le non-dit. « Ces peintures étranges sont là pour nous redonner du souffle », revendique l’écrivain Valère Novarina dans son introduction intitulée ‘Labyrinthe harmonique’, pour  » nous nettoyer l’esprit, nous faire passer par le silence… Souffler entre les lignes. Respirer entre les versets. »

Ce que l’on appelle étrangement le monothéisme est d’abord l’ouverture de chacun d’entre nous à une joie plurielle. La Bible est un corps animal, une forêt de souffles, un feuillage qui frémit : elle fait partie du monde vivant.
Valère Novarina dans son introduction ‘Labyrinthe harmonique’

Cette forêt de symboles vivants demande un temps d’apprentissage pour livrer ses secrets. Mais le lecteur dispose avec le commentaire de Marc-Alain Ouaknin d’un guide, bienveillant, éclairé et audacieux. Ainsi le traducteur appelle au lâcher prise des certitudes pour méditer. Dès la première ligne du Livre des livres, la rupture avec la tradition est totale : « Premièrement, Elohim créa l’alphabet du ciel et de la terre » ou plus tard quand il est révélé que des notions courantes comme ‘péché originel’ ou ‘côte d’Adam’ étaient absentes du texte d’origine…Diane de Selliers a raison quand elle nous invite à accueillir le silence, à nous laisser pénétrer de ces paroles créatrices : « Soyons sensibles à une nouvelle lecture du monde et de notre humanité. »
Sublime porte ouverte à une méditation fondée sur l’essentiel.

Francois Boespflug. Crucifixion. La crucifixion dans l’art – Un sujet planétaire. Bayard

« Le Christ en croix a été le symbole de la foi chrétienne ». Si certains s’en offusquent, François Boespflug historien et théologien le démontre au fil d’une monumentale histoire de la représentation du Christ en Croix, acceptée à partir du Ve siècle, jusqu’à aujourd’hui.
Le parcours est vertigineux autant par son ampleur revendiquée comme « transpériodique, transconfessionnelle, transcontinentale et transdisciplinaire » que par l’exceptionnelle iconographie de plus de 300 illustrations qui l’accompagne dans une maquette stimulante.
L’auteur d’un Dieu et ses images, Une histoire de l’Eternel dans l’Art (Bayard 2011) vise d’abord à pallier une absence ; celle d’une synthèse sur un thème qui a toujours inspiré et fasciné les artistes (de Giotto à Bacon) sur tous les continents, au point d’en faire « la scène la plus représentée dans l’histoire des hommes ».
L’ambition est immense, car chaque représentation est replacée dans son contexte intellectuel, théologique et spirituel, voire pour l’ère moderne, social et politique. L’éclairage ne consiste pas seulement à être historique, mais aussi à analyser « la prise de distance critique » depuis la Révolution où s’inscrit en croix un autre que Jésus, « parfois moqueuse voire violente et injurieuse, à l’égard de l’un des symboles majeurs de la religion naguère dominante. »
Paradoxalement, loin du pessimisme des réactionnaires, Boespflug constate que de Picasso à Dali les artistes s’en emparent pour expérimenter et la Crucifixion devient le symbole de toutes les violences infligées à l’homme par l’homme. Et en conclut

Au contraire que jamais, aucun siècle, par son art er ses diverses pratiques iconiques, n’a aussi fortement pressenti que la mort du Christ en croix a de quoi rejoindre, exprimer, embrasser sinon rédimer la souffrance de tout homme.
François Boespflug, Crucifixion

Un livre indispensable pour comprendre une icône clé de notre civilisation.

Marc Fumaroli. Lire les arts dans l’Europe d’Ancien régime. Gallimard.

Il faut apprendre, quelle que soit la nationalité et les variations du goût, à lire les Arts de l’Ancien Régime en recourant à l’interprétation allégorique. La métaphore et l’allégorie tiennent la place, dans les langages des arts de l’Ancien Régime européen, de l’algorithme dans notre monde mathématisé et informatisé. 

Le propos introductif de Marc Fumaroli annonce clairement la couleur et une certaine exigence pour « ouvrir le sens caché d’un monde à double étage sémantique, le visible et l’invisible, le sensible et l’intelligible des chefs d’œuvre ».
Croisant les compétences d’un historien littéraire et celles d’un historien de l’art, les 18 textes réunis dans cette anthologie esthétique du Grand Siècle cherche d’abord à « bien servir la cause des maitres d’autrefois et de leurs chefs d’œuvres » sous l’éclairage permanent de cette « diplomatie de l’esprit », cette omniprésence du politique qui s’inspire et s’exprime par l’art. Notamment par le système du mécénat et « des académies royales pluridisciplinaires avant l’heure, tel que l’avait voulu Richelieu, qui a rapproché et fait fusionner les lettres, les arts, et même les sciences dans le même goût royal. » Sans eux impossible de comprendre le jeu des puissants couronnés (Bourbons, Habsbourg) ou pas (Papes) en Europe.
L’érudition est immense pour donner à voir au-delà des apparences Carrache, Guido Reni, Velasquez, Rubens, Poussin, Fragonard, Girodet, l’architecte Jacques Mercier…. Que le lecteur ne s’inquiète pas, la langue est claire, les rapprochements percutants, des Menines de Velasquez à la ‘naissance du musée moderne’. L’historien ne peut s’empêcher même un coup de griffe, si l’institution des lumières « s’enracine dans la grand histoire politique de l’Europe » elle doit désormais « garder sa priorité sur l’accueil et le drainage de foules distraites. »

Car il s’agit bien dans cette somme enlevée d’interroger la place de la connaissance, du silence et de l’art dans « les torrents de la culture de masse ». Sans illusion, Marc Fumaroli propose une pause alternative salutaire.

#Olivier Olgan

Hervé Fischer. Les Couleurs de l’Occident. De la Préhistoire au XXIe siècle. Gallimard

Si de nombreuses histoires de l’art brossent les usages et les significations de la couleur, de l’antiquité à l’abstraction comme celle de John Cage (Thames and Hudson 2008) ou couleur après couleur comme Michel Pastureau (Le Jaune cette année au Seuil), une véritable « analyse sociohistorique de l’idéologie de la couleur en Occident » restait à écrire.

A chaque époque, selon l’évolution de ses structures sociales, l’Occident a réécrit son système chromatique pour mieux renfermer la couleur dans l’ordre de son institution ou pour en épouser la puissance dans sa dynamique. 
Hervé Fisher, artiste et sociologue 

Pour cristalliser cette histoire d’« encodages chromatiques » dans les deux sens – amplement détaillée sur plus de 500 pages et très habilement illustrée – Fisher a même créé un postulat et un indicateur.

L’indicateur ‘sociochromatique’ permet de caractériser l’évolution des sociétés selon leur degré d’intégration ou de destruction sociale. Notre époque est bien entendue celle de l’enfermement….

Une production idéologique

Loin d’être réduite à des perceptions immédiates subjectives (rétine) ou esthétiques, la couleur traduit avant tout un code social, « une production idéologique » pour l’auteur.

Derrière l’apparence actuelle des libertés des couleurs, il existe un langage visuel de gestion sociale.

Les titres des chapitres traduisent bien leur rôle entre ordre et révolte : le renforcement du système chromatique au Moyen Age, le réalisme des couleurs à la Renaissance, la couleur au service de la monarchie absolue, … la révolution chromatique du XIXe, l’explosion chromatique du XXe avec ses recherches de nouvelles règles sans oublier « capitalisme et marchands de couleurs »… Erudit et passionnant, l’auteur met en évidence l’alternance entre dominantes vives et aplats, couleurs « rompues » et clairs-obscurs, analysée souvent brillamment, parfois de façon un peu trop abrupte… Il se veut lanceur d’alerte face au « renforcement social au XXIé par les « ordres visuels qui nous régulent aujourd’hui. »

Les couleurs claquent comme des ordres ou nous séduisent comme des bonheurs. Impossible de leur ignorer. » Au point que « nous colorisons le monde en fausses couleurs ».

Sous l’archéologue pertinent des couleurs, le moraliste n’est jamais loin. Si les feux de circulation – rouge/vert – sont bien des injonctions utiles, peut-on aussi facilement extrapoler sur notre ‘aliénation’ chromatique présumée ? Le « fauvisme digital » qui privilégie aujourd’hui couleurs acidulées ou pastel en synesthésie de notre « époque euphorisante et terrorisante » est-il si immuable ?
Rimbaud, Matisse, revenez ! Nos couleurs seraient devenues folles.

#Olivier Olgan

Bibliographie

La Genèse de la Genèse, illustrée par l’abstraction. Editions Diane de Selliers. Livre numéroté à 300 ex. 230€
Nouvelle traduction de l’hébreu, notes et commentaires de Marc-Alain Ouaknin. Préface de Valère Novarina. 108 peintures de 71 artistes

Francois Boespflug. Crucifixion. La crucifixion dans l’art – Un sujet planétaire. 300 ill. 560 p., Bayard. 59,90€

Marc Fumaroli. Lire les arts dans l’Europe d’Ancien régime. Gallimard, 464 pages 65€

Hervé Fischer. Les Couleurs de l’Occident. De la Préhistoire au XXIe siècle. Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », 510 p., 35 €.

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