Culture

Les turbulences baroques de Janaina Tschäpe rapprochées des Nymphéas de Monet

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro

Article publié le 18 novembre 2020

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Rien ne semble plus éloigné de l’exubérance colorée de Janaina Tschäpe que les Nymphéas apaisés de Claude Monet. Pourtant, l’installation de sa vidéo ‘Blood, sea’ adaptée aux murs du Musée de l’Orangerie multiplie les correspondances expressives entre ces deux espaces immersifs et organiques jusqu’au 15 février 2021.

Une stakhanoviste du monde de l’art

Sans doute par ses racines multiples, Janaina Tschäpe embrasse le monde de l’art comme peu d’artistes. Née en 1973 à Munich elle vit et travaille aujourd’hui à New York après avoir été élevée à São Paulo (Brésil).  La taille des murs sur lesquels elle prend un plaisir évident à peindre d’éblouissantes fresques colorées ne lui fait pas peur, comme les architectures sur lesquelles elle tend des tricots, les plages ou les bals de carnaval qu’elle envahit de ballons, les installations vidéo immersives qui envahissent les espaces des musées… Photos, performances, sculptures viennent compléter cette œuvre protubérante.

Une histoire de plaisir et de mouvement, corps et âme

Janaina Tschäpe Sleep Walkers, 2009 © David Giancatarina

La création n’est qu’une histoire de plaisir chez cette magnifique grande femme au sourire généreux qui ne compte jamais son temps. Qu’elle soit dans ses ateliers de New-York ou de sa ferme du Minas Gerais (Brésil), quitte à s’en rendre malade, sa rage de travail fait s’accumuler des piles de magnifique dessins, collages et peintures partout où elle passe. Elle courre le monde et les mers pour filmer les images de ses films…Seule sa chère fille Mina Rosa peut venir troubler cette vie en osmose quotidienne avec l’art.

Elle revendique son mode immersif : « Pour moi, peindre signifie ressentir quelque chose de très près, être dans le présent physiquement, corps et âme. Je ne pourrais jamais expliquer à personne ce dialogue intime avec la toile. Ma peinture ne dérive pas des images. Elle surgit de mes observations, qui peuvent être des observations de la nature comme celles de mon imagination, les deux vont de pair selon moi. »

Les états hybrides de l’être

Juju in The Swamp, 2018 © David Giancatarina

Son univers artistique intègre avec maestria des éléments de vie aquatique, végétale et humaine. Des formes subliminales, généralement très colorées, allant de tonalités douces à des variation plus lumineuses, montrent un monde figuratif fictionnel. Ses peintures qui paraissent abstraites, sont des odes à la nature dans sa plus grande majesté. Dans ses œuvres photographiques et vidéo performatives apparaissent des créatures hybrides d’un autre monde.
La forme féminine, (elle se met aussi parfois en scène), est principalement représentée. D’incroyables appendices longiformes où sont souvent inclus des ballons, viennent parfois compléter en les agrandissant, les corps représentés pour former un très curieux ensemble d’espace fluide qui se situe entre l’organisme humain et le monde cellulaire.

Un processus de transformation

« Blood, sea » son œuvre immersive grâce à quatre vidéoprojecteurs de 2004 a été achetée par le Centre Pompidou. Son titre est emprunté à l’écrivain italien Italo Calvino (1923-1985) dont les contes philosophiques néoréalistes, allégoriques et symboliques opposent réalité et illusion. Le fabuliste pensait que la vérité absolue est une chimère. Mais Janaina Tschäpe propose une œuvre ‘biogéochimique’ ; elle s’appuie sur la découverte du physiologiste René Quinton (1866-1925) qui révéla que le plasma sanguin a une substance chimique presque identique à celle de l’eau de mer, constat qui conforta la théorie sur l’origine et la nature marine des organismes vivants. L’artiste amalgame ses propres métaphores entre l’infini de l’espace marin et les cavités creuses de la circulation sanguine, entre la vie intérieure et extérieure. Elle évoque le recyclage permanent des éléments par lesquels la Terre façonne la vie et la vie façonne la Terre, comment il relie les liquides humains et animaux aux écologies planétaires.

Du pinceau au film, une gestuelle créatrice en mouvement

Janaina Tschape, Raft of The Medusa, 2019 © DR

« Le film est une composition qui rappelle mes dessins, confie-t-elle à Singulars. Les couleurs, les ficelles et les ballons des costumes fonctionnent comme des traits de crayon et d’aquarelle…le tourbillon actif de l’eau révèle le mouvement des modèles dans leurs costumes tentaculaires pour produire un résultat inattendu, à la fois organique et chorégraphié. D’une certaine manière, cette situation dans un espace naturel vient en échos avec la gestuelle des pinceaux, les deux situations étant d’une certaine manière hors de mon contrôle, témoins de l’influence de l’état émotionnel et du subconscient sur mes dessins. »

Souvenirs immémoriaux d’avant l’apparition de l’Homme

« Blood, sea » avait intégré l’exposition brésilienne Elles@Pompidou au Centro Cultural Banco do Brasil (2013). C’est à cette occasion qu’elle a subjugué la commissaire Cécile Debray. Une fois à la tête du Musée de l’Orangerie, la nouvelle directrice l’a programmée dans ses « Contrepoints », invitations d’artistes contemporains mis en face à face avec la collection Walter Guillaume et consort.

Déployées sur trois des quatre grands écrans originaux (il a fallu adapter l’installation vidéo aux espaces du musées de l’Orangerie), des formes inhabituelles et oniriques flottent dans l’espace le transformant en un aquarium où le spectateur est immergé. Sommes-nous à la création du monde ? Nous invite-t-elle à creuser notre inconscient pour retrouver des souvenirs immémoriaux d’avant l’apparition de l’homme sur terre ?

Un état de non-être proche de l’extase

En guise de réponse, n’oublions pas les racines brésiliennes et ses longs séjours de Janaina dans sa ferme du Minas Gerais. Cette acculturation brasse aussi bien un baroque autochtone, dynamique, narratif, ornemental, dramatique, cultivant les contrastes et une plasticité séduisante, que le culte afro-brésilien du candomblé. D’un côté, les avatars d’un style colonial dominant incarné par l’artiste Aleijadinho (1738-1814), de l’autre, le panthéisme transitionnel de pratiquants qui croient en un Dieu tout-puissant Oludumaré servi par différentes divinités, les orixás. Ces dernières protègent, mais peuvent aussi vous posséder dans la transe. ‘Blood, sea’ charrie naïades baroques disciples de Yemanja, divinité de la mer, souvent représentée en sirène. Janaina nous invite à une cérémonie baptismale. L’eau (mer ? liquide amniotique ?) en est le principal élément qui guide les mouvements de ses personnages en suspension.

Tschäpé/Monet, insaisissabilité et métamorphoses de la Nature

Mais la force polysémique et sensuelle de l’œuvre de Janaina Tschäpe se démultiplie par son rapprochement avec l’immersion aquatique imaginée par Claude Monet (1840-1926). Le peintre des Nymphéas n’écrit-il pas en 1909 : « Je ne forme pas d’autre vœu que de me mêler plus intimement à la nature et je ne convoite pas d’autre destin que d’avoir, selon le précepte de Goethe, œuvré et vécu en harmonie avec ses lois. »

Celle-ci éclaire la portée de l’ambition de Monet, si mal comprise de son temps : « Je suis intriguée par ses dessins, car ils représentent les formes brutes de ces marques gestuelles, révélant la composition sous-jacente et la pulsion émotionnelle sans être obscurcis par la composition globale. Fait intéressant, Monet a fait un effort actif pour dissimuler le fait qu’il travaillait à partir de croquis afin de ne pas nuire à sa réputation de maître de la peinture de plein air… C’est cette histoire qui m’a poussé à réaliser des dessins sur toile qui attestent du dessin comme œuvre finale tout en faisant référence aux gestes bruts derrière mes peintures. »

Un prolongement lumineux de Monet et les expressionnistes abstraits

Autour des multiples correspondances des deux œuvres immersives, l’accrochage inclus une série de ses dessins Stream of Thoughts, créés pour l’exposition The Sea (2019) placés tout proche des carnets de notations dessinées de Monet. Il poursuit aussi les liens amorcés lors de l’exposition Monet et les Expressionnistes abstraits (2018). Cécile Debray rapproche le Contrepoint N°5 offert à Janaina Tschäpe avec The Good-bye Door, toile de Joan Mitchell (1925-1992) et les Matrices Chromatiques, sculptures fonctionnelles conçues par l’artiste franco-suisse Agnès Thurnauer née 1962.

De ce cocon protégé et calme, très « maïeutique », Cécile Debray rajeunit brillamment l’ institution par un dialogue dynamique entre les esthétiques. A tel point que les artistes demandent aujourd’hui à y exposer, dernièrement David Hockney (1937). Mais ceci sera une autre belle histoire !

Pour suivre Janaina Tschäpe 

Son site 

Sa galerie Catherine Bastide pour les projets spéciaux en France

Exposition en cours  :

Jusqu’au 15 février 2021 Contrepoint 5 au Musée de l’Orangerie

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