Culture

Victor Vasarely, ou l’utopie rentrée dans le décor

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le

Omniprésent dans la culture Pop des 70’s, de la pochette de livre aux monumentales fresques citadines, l’oeuvre de Victor Vasarely a muté l’art en design. La toute première rétrospective que lui consacre le Centre Pompidou confirme l’accessibilité populaire de son alphabet visuel mais également que d’être trop de son temps prend le risque de passer de mode.

Pour les plus de quarante ans, les créations de Vasarely sont comme une madeleine de Proust, un retour au triomphe du design pop des ’30 Glorieuses’. Après les premières salles d’apprentissage, le visiteur est comme happé par une machine à remonter le temps, celle des golden 70’, de la fusion de l’Op’Art dont Vasarely fut le magicien et du pop art. Ce temps où tout le quotidien s’habillait partout de son alphabet géométrique revit dans le parcours richement illustré : des logos de marques (Renault) aux reliefs cristallins sur moquette orange, des couvertures d’albums pop aux vidéos des fresques murales créées partout dans le monde.

La reconstitution de la salle à manger de la Deutsche Bundesbank à Francfort confirme l’utopie de l’union des Arts, théorisée par le Bauhaus et Le Corbusier. Photo © Olivier Olgan

Ce que les générations d’aujourd’hui découvrent avec fascination dans ce parcours visuellement passionnant, c’est que Vasarely a « transformé » (au sens rugbylistique) ce que toute l’avant-garde utopiste du début du XXe siècle – Malevitch et Mondrian en tête – avait rêvé : installer l’art en dehors des murs du salon, pour la rue, pour la ville entière. Michel Gauthier, co-commissaire de l’exposition avance le remarquable Hors série Connaissance des Arts qu’il « a ainsi rompu avec une forme de religiosité de l’art, lié au tableau de chevalet, livré au regard des amateurs entre les murs du salon bourgeois». Pour le meilleur mais pour un temps.

« Blanc et noir, affirmait Vasarely, c’est l’indestructibilité de la pensée-art et donc la pérennité de l’oeuvre dans sa forme originelle. » Photo © Olivier Olgan

Un plasticien pétri des utopies des avant-gardes et de la science de son temps

Retour aux sources. Après deux années de médecine avortées, dont il gardera le goût de la méthode et de l’objectivité, Victor Vaserely (1908 – 1979) se convainc que les deux expressions créatives de l’homme, l’art et la science nourrissent notre imaginaire. Les années passées au sein de l’Académie Mühely de Budapest, une imitation hongroise de Bauhaus de Weimar le confortent que l’art doit être se fondre au service de la communauté dans la vie quotidienne. Installé à Paris en 1930, il développe logiquement une carrière de graphique et de dessinateur industriel, qui lui permet de dépasser de la peinture de chevalet.  Sa fascination pour la cybernétique et ses prolongements scientifiques le fait basculer dans l’art géométrique. De ses séries en blanc et noir, il revendique : « c’est le langage binaire de la cybernétique, permettant la constitution d’une banque plastique dans des cerveaux électroniques. Blanc et noir, c’est l’indestructibilité de la pensée-art. »

Avec son «alphabet plastique» à base de petits carrés incrustés d’une forme géométrique d’une autre couleur qu’il ne reste plus qu’à associer à l’infini, Vasarely crée le premier art ‘open source’. Photo © Olivier Olgan

De l’esprit de géométrie à l’Optical art

L’opposition radicale au lyrisme caractérise son art de plus en plus appliqué que se joue des lois de la géométrie comme dynamique constructive et ordonnatrice : « Affirmons que toute création de l’Homme est formelle et géométrique comme la structure secrète de l’univers » écrit en 1954 celui qui est rapidement reconnu comme le chef de file de l’Op Art. Pressentant la montée en puissance de l’informatique, et la demande généralisée d’une vie quotidienne plus esthétique, il crée un « Alphabet plastique universel » à l’ambition planétaire, déclinable et reproductible à l’infini. « Ce qu’il appelle ‘l’Unité plastique’ un moyen de produire un vocabulaire qui doit lui permettre de faire entrer son œuvre dans la vie. Il n’est pas loin d’envisager son art comme une partition musicale qui pourrait être interprétée d’une multiplicité de façons » rappelle Michel Gauthier.

Un alphabet universel déclinable à l’infini sur les murs et en 3D. Photo © Olivier Olgan

Une séduction visuelle immédiate

Le ‘système’ de celui qui se définissait -non pas comme un artiste- mais comme un «chercheur scientifique utile à la société de consommation» s’infiltre partout : «Je ne suis pas pour la propriété privée des créations. Que mon œuvre soit reproduite sur des kilomètres de torchon, ça m’est égal». Remettant en cause l’idée de l’œuvre unique, son alphabet investit tous les champs de la culture populaire de son temps, ce que montre avec gourmandise l’exposition ; de la bibliothèque (pochette du disque Space Odditu de David Bowie en 1969) à la salle de conseil d’administration d’une banque, des décors ou génériques de cinéma ou de télévision (avec un inénarrable interview de Vasarely par Michel Polnareff), aux façades d’immeubles emblématiques (RTL, Gare Montparnasse…).
L’exposition fait la part belle aux toiles, dans un jeu très astucieux d’éclairages ce qui renforcent leur dimension de décors si familiers de modernité. De nombreux documents vidéos montrent l’extraordinaire diffusion mondialisée de cet ‘alphabet’ visuel.

L’une des deux fresques de la Gare Montparnasse datant de 1971 illustre la quête de Vasarely «c’est dans les foules qu’il faut diffuser l’art. […] Voilà l’espace illimité.» Photo © Olivier Olgan

Vasarely, le triomphe d’un art à l’état gazeux

Pour comprendre ce succès décliné à l’infini, l’analyse de « L’Art à l’état gazeux » (2003) d’Yves Michaud reste éclairante :  «L’art n’est plus la manifestation de l’esprit mais quelque chose comme l’ornement ou la parure de l’époque. De l’oeuvre autonome et organique ayant sa vie propre, on est passé au style, du style à l’ornement et de l’ornement à la parure. Un pas de plus, juste un pas, et il ne reste qu’un parfum, une atmosphère, un gaz : de l’air de Paris, dirait Duchamp. L’art se réfugie alors dans une expérience (…) qui est celle d’une aura qui ne se rattache à rien ou quasiment rien. Cette aura, cette auréole, ce parfum, ce gaz, comme on voudra l’appeler, dit à travers la mode l’identité de l’époque. » Cette réflexion éclaire aussi la préhistoire de notre art contemporain.

Szem (1970) au premier plan souligne que Vasarely a sans cesse puisé de la science et l’astronomie moderne pour concevoir un espace pensé comme un tout et reproductible à l’infini. Photo © Olivier Olgan

Retour de flamme ou triomphe posthume ?

Si les vestiges sont nombreux, que reste-t-il vraiment de Vasarely ? Son destin ouvre une réflexion passionnante et profonde sur le statut de l’art et l’artiste au XXIe.
«Si Vasarely est parvenu à conquérir cette ubiquité, ce que peu d’artistes ont réussi à faire, insiste Jill Gasparina, contributeur dans le catalogue de l’exposition, le risque contenu dans son projet même, celui de la saturation, a du même coup sapé la réception de son œuvre». S’ajoute aussi une diffusion incontrôlée – pas moins de 10 000 tableaux – avec son cortège de faux et démêlées judiciaires qui plombe sa cote sur le marché de l’art. Yves Michaud, prolongeant sa réflexion dans son essai « Narcisse et ses avatars » fournit quelques clés supplémentaires : « Design remplace Art : du point de vue du ressenti des expériences, ce triomphe du design est celui de l’esthétisation. A travers la notion de design, il est donc question de toute l’économie du sensible et de la sensibilité dans notre société. Il est question aussi des formes nouvelles, diffuses, ‘ambient tales‘ que prennent aussi bien ‘art que l’expérience et les vécus. Le design, c’est devenu l’Art »

A ceux qui reproche à l’art de Vasarely d’avoir accompagné voir accéléré -sans le contester- le ‘capitalisme esthétique’, le succès populaire de l’exposition du Centre Pompidou souligne que cette accessibilité immédiate (certes très lisse) qui séduisait hier, séduit toujours dans le contexte de l’art contemporain d’aujourd’hui.
Vasarely revient, ils sont devenus fous !

Szem (1970) au premier plan souligne que Vasarely a sans cesse puisé de la science et l’astronomie moderne pour concevoir un espace pensé comme un tout et reproductible à l’infini. Photo © Olivier Olgan

 

En savoir plus sur Victor Vasarely

Vasarely, le partage des formes

Jusqu’ au 6 mai. 2019.
Centre Pompidou, place Georges Pompidou, Paris-4e.
Ouvert tous les jours sauf le mardi et le 1er mai de 11 h à 21 h. Le jeudi nocturne jusqu’à 23…

Vasarely, le partage des formes

Jusqu’ au 6 mai. 2019.
Centre Pompidou, place Georges Pompidou, Paris-4e.
Ouvert tous les jours sauf le mardi et le 1er mai de 11 h à 21 h. Le jeudi nocturne jusqu’à 23 h. Tarifs 14 et 11 €.

Bibliographie

Dir. Jean-Michel Charbonnier. Hors série Connaissance des Arts.10€. Synthèse passionnante, avec de nombreuses angles d’analyse et très bien illustrée.
Philippe Dana – Pierre Vasarely. Vasarely, une saga dans le siècle. Calmann-Levy, 306 p. 17.90€

Michel Gauthier et Arnauld Pierre. Catalogue de l’exposition, Editions du Centre Pompidou, 232 p., 39,90 euros

Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux (2003) 16,10€, Narcisse et avatar Grasset (2014) 17€

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