Dans "L'Oasis de Lambilliotte" (Galerie Bessières, Ile des Impressionnistes, Chatou)

Pas seulement peintre, pas tout à fait sculpteur, « peut-être coloriste et résolument abstrait », Alain Lambilliotte élabore une œuvre discrète mais séduisante. C’est sur l’Ile des Impressionnistes de Chatou qu’il reçoit amis et inspirations – et non des moindres : Pierrette Bloch, Christian Jaccard, Jean-Michel Meurice, Pierre Soulages et Claude Viallat le rejoignent sur les cimaises de la Galerie Bessières jusqu’au 17 mars 2024. Visite par Nicolas V.

John Cornu, ‘Melencolia‘ (2011), Ile des Impressionnistes, Chatou photo Nicolas V.

« Le père Levanneur accepta de nous louer une salle dans une maison qu’il possédait dans l’île de Chatou, entre les deux ponts. […] Fermée depuis plusieurs années, depuis le moment où la bicyclette avait détrôné le canotage, l’établissement était abandonné. Tout un matériel de tables, de chaises et de bancs encombrait les pièces. […] Une blanchisserie attenait à la maison. […] Chaque fois que nous passions devant ces dames du fer à repasser pour entrer dans notre repaire ou en sortir, c’étaient des rires étouffés et des rigolades. A nous voir partir avec nos chevalets, nos boîtes, par un froid de dix degrés au-dessous de zéro, pour aller travailler d’après nature, elles nous prenaient pour des fous. […] Démunis de combustible, nous pénétrions dans une des pièces où les chaises et les tables étaient remisées et, en nous aidant d’une scie et d’une hachette, nous faisions entrer par morceaux les meubles dans le poêle. Il va sans dire que notre propriétaire ignorait tout de la destination que prenait son matériel. »

Extrait de Portraits avant décès, souvenirs de Maurice de Vlaminck publiés en 1943

Pour qui cherche, venant à pied de la gare RER et laissant derrière soi le centre de Chatou, ces bords de Seine fréquentés par Degas, Monet, Caillebotte, et desquels Derain et Vlaminck devaient aux environs de 1900 tirer les premières couleurs d’un fauvisme encore à naître, l’Ile des Impressionnistes peut offrir une apparence guère engageante. Vite il faut laisser l’entrelacs d’autoponts et de parkings ; passer devant une réplique tout aussi bétonnée du polyèdre de Dürer (proportion pour proportion celui de la Melencolia) par John Cornu ; enfin trouver, dans le petit mais bucolique groupe de maisons qu’enserre la chaussée du Quai Watier, quelque évocation des canotiers peints là par Renoir. C’était entre 1880 et 1881 à la maison Fournaise, dont la vocation initiale de restaurant s’est doublée de celle de musée.

Maison Fournaise, Ile des Impressionnistes, Chatou Photo DR

Sa voisine Levanneur, entrée plus tardivement, indirectement, donc discrètement dans l’histoire de l’art, n’est pourtant pas en reste, qui rachetée et rénovée par la ville de Chatou accueille aujourd’hui la galerie Bessières. Juste retour des choses que révèlent la programmation et les choix des galeristes, en harmonie avec un espace certes non associé dans les mémoires à une œuvre achevée et iconique mais qui n’en fut pas moins essentiel à la maturation d’un mouvement décisif pour l’art du XXème siècle : sur les trois spacieux étages d’exposition, dominés moins par une discipline, une technique ou une génération que par une volonté assidue et enthousiaste de questionner, par l’œuvre d’art et en elle-même, les conditions de sa réalisation, c’est bien l’esprit d’un lieu où en partie se décida la modernité picturale qui subsiste.

« L’oasis de Lambilliotte » n’a rien d’un mirage.

Marquée, tout autant que les souvenirs de Vlaminck, au coin d’une complicité et d’une émulation pondérées mais tangibles, elle réunit autour d’Alain Lambilliotte d’autres artistes en un quintette d’affinités que Lambilliotte choisit de décrire à travers la métaphore de l’oasis : à la fois l’esprit mais aussi la réalité physique de ce qui préserve et conforte, délasse et rassérène. De même que les murs qui l’accueillent furent, pour les fauves en devenir, littéralement un foyer (dussent-ils y sacrifier le mobilier de céans).
Qu’on en juge par les noms qui la composent : Pierrette Bloch, Christian Jaccard, Jean-Michel Meurice, Pierre Soulages, Claude Viallat. Ou plus encore par les liens que leurs œuvres, déjà rassemblées à Bages en juillet 2018 pour certaines d’entre elles, ne cessent de tresser au gré d’un accrochage que l’on serait constamment tenté de faire évoluer, bouger, décaler – comme on l’ose parfois faire, entre amis véritables (car c’est tels, tout name-dropping mis à part, qu’ils sont venus), d’un plan de table ou d’un programme de vacances.

Alain Lambilliotte, Lignes ondulantes (détail) Vue de l’exposition ‘L’Oasis de Lambilliotte’. Photo Nicolas V.

Qu’on lui porte un premier regard ou qu’on y revienne au bout d’un temps, ce qui interpelle dans le travail de Lambilliotte est sans doute son insignifiance. Rien de ce que le terme implique de médiocre, de banal ou d’accessoire ne saurait néanmoins qualifier son œuvre, parce que cette insignifiance est ce qui, paradoxalement, parvient à nous interpeller, nous captiver, nous attacher à elle en nous faisant toucher son essence même.

Lambilliotte échappe-t-il tout à fait aux descriptions ?

Alain Lambilliotte, Œuvre sur papier Photo Nicolas V.

Il s’avère vite insuffisant de passer par la forme ou la couleur pour désigner une œuvre qui réussit à ne faire ni signe, ni objet, ni même dispositif. Saura-t-on alors se souvenir, avec Lao Tseu, que « la grande image n’a point de forme » ? Et si seulement l’on s’essaye à décrire cette dernière, tout au plus remarquera-t-on la persistance, depuis les années 80, d’une sorte de serpentement (lui parle de « ligne ondulante ») qui emplit les créations de Lambilliotte autant qu’il les délimite (à la manière, encore d’après l’artiste, d’un « territoire ») et ainsi paraît les déterminer, sans toutefois se cristalliser en un véritable motif – le dentelé n’est pas le perclus.
Est-ce parce qu’en ces lieux jadis voués aux plaisirs nautiques il nous suggère l’ondoiement sans cesse changeant des flots ? Ou, plus fondamentalement, parce qu’il s’agit d’une ligne, cet « être invisible [,] trace du point en mouvement […] née du mouvement […] par l’anéantissement de l’immobilité suprême du point [,] bond du statique vers le dynamique » selon les mots de Kandinsky dans Point et ligne sur plan ? De même devra-t-on se détromper face à sa palette, qui alterne fluorescences et tons pastel, transparences et matités, sobriété et pétulance.

Davantage faut-il le comprendre comme le résultat manifeste et concret d’une démarche plus vraiment de peintre ni déjà de sculpteur, qui s’assouvit dans l’ouverture et la déconstruction de la figure autant que dans sa réification décorative (que l’on se gardera d’opposer, ne serait-ce qu’en songeant au parcours d’un Lucio Fontana) ; qui use du vide comme d’un plein et de la lumière comme d’une teinte (à cet égard, l’exposition mérite d’être parcourue au couchant) ; qui doit autant au geste du « créateur » qu’aux propriétés du matériau et au hasard auquel le second soumet le premier (souvent, d’ailleurs, est-il venu à de nouvelles séries par la fortuité de travaux, dons, récupérations l’orientant vers des supports nouveaux, des médiums inédits, des directions imprévues).

Alain Lambilliotte, Lignes ondulantes, Photo Nicolas V.

Lambilliotte ne donne pas vie à ses œuvres ; il semble plutôt se donner à la vie particulière dont celles-ci, par le jeu jamais entièrement maîtrisé de leurs composantes plastiques, apparaissent d’emblée animées.

 

Ce qui nous marque en chacune d’elles est ce que nous peinons à y désigner justement. Parce qu’elles ne se laissent pas appréhender sous un seul angle (pliures, collages, effets de volume, d’ombre et de réflexion y abondent), mais surtout parce qu’elles semblent refuser de s’achever, de se limiter. Condition essentielle de toute création artistique pour Lambilliotte, lequel explique son retour à la peinture, vers 1984, à travers sa fascination de jeunesse envers les primitifs flamands du musée de Douai « qui, curieusement exposés face à la lumière des fenêtres, prenaient un malin plaisir à se dérober » ?
Et pourtant l’œuvre est là, que l’on n’aura jamais fini de regarder car jamais on ne l’aura totalement, entièrement appréhendée ; perpétuel ravissement pour le spectateur dont elle se joue tout en le prenant au sérieux.

Lequel spectateur sera autant sinon davantage ravi de la trouver associée à Support-Surface, autour de la figure centrale de Viallat comme de celles, moins systématiquement évoquées quoique difficilement éluctables, de Jaccard et Meurice. Et quoi de plus saisissant que de voir ainsi convoquée, à l’endroit où s’ébaucha la première avant-garde du XXème siècle, celle-là même qui en fut considérée comme « la dernière » par l’un de ses membres (en l’occurrence, Daniel Dezeuze, dans une interview collective à ArtPress en janvier 1991) ? En-deçà d’un tel clin d’œil historique, c’est une pareille investigation, spontanée et intrépide, moins de ce qui fait que de ce que (se) fait la peinture à mesure que l’anime l’élan de l’artiste au travail ; une identique conception de l’œuvre d’art non comme un objet fini et formel mais comme une proposition, visuelle comme physique, aussi incertaine et fluctuante que doit l’être son spectateur ; une analogue conception de la démarche créative comme interrogation perpétuelle et enjouée plus qu’assertion dogmatique et immuable (Support-Surface ne fut-il pas un mouvement sans manifeste, avant tout constitué d’amitiés, de rapprochements ?) qui donnent à l’accrochage sa cohérence, son charme. Les œuvres exposées y sont pour beaucoup.

Œuvres de Claude Viallat (gauche) et Jean-Michel Meurice (droite) Vue de l’exposition ‘L’Oasis de Lambilliotte’. Photo Nicolas V.

Des Viallat relativement récents : de ceux, plus échevelés et dérisoires, où il semble vouloir, en d’hallucinants patchworks dépareillés où le bigarré le dispute au chancelant, venir à bout de sa « forme » – cette sorte d’« osselet » dont il a fait son unique concession à la représentation, comme Lambilliotte de sa « ligne ondulante », mais au risque d’en faire un simili sigle, et dont la remise en jeu (que son tracé la bâcle, que sa couleur la mitige, que son support la gâche) a de quoi sinon réjouir, du moins rassurer. Viallat, comme Lambilliotte, sait toujours prendre de semblables risques : celui du vide, mais aussi ceux auxquels l’expose le choix systématique de matériaux au mieux saugrenus, au pire ingrats.

Détail d’une œuvre de Jean-Michel Meurice, Vue de l’exposition ‘L’Oasis de Lambilliotte’. Photo Nicolas V.


Christian Jaccard et Pierre Tual, Vue de l’exposition ‘L’Oasis de Lambilliotte’, Photo Nicolas V.

Des Meurice surprenants, joyeusement hasardeux et prosaïquement complexes (franchise des collages, audace des découpes, brillant des transparences), que l’on croirait prendre une agréable tangente par rapport à la rectitude chatoyante de ses « bayadères » ou la récursivité méditative et florale de ses « ipomées » (dont l’exposition présente par ailleurs différents exemplaires, de formats et d’effets très variés, desquels se dégage une tentation méta-ornementale cousine de celle de Lambilliotte). Comment pourrait-il en aller différemment chez celui qui voyait en la peinture « un art très humain [,] fait de la vie », et qui sut y mettre toute l’humilité du réalisateur de documentaires – souvent sur d’autres peintres – qu’il fut en parallèle de sa carrière artistique ?

Des Jaccard à la fois rudes et sobres, telluriques et volatils, où se sublime la grammaire immaîtrisable des flammes (consacrant là encore l’aléatoire comme principe créatif et phénomène plastique) dont l’empreinte rythmée et obstinée vaut graphie informelle et libre, faisant écho aux ondulations de Lambilliotte comme aux gravures de Soulages.

Car c’est par son œuvre gravé que ce dernier est ici présent, tandis qu’à Bages la gouache était aussi de la partie. On aurait cependant tort d’y voir une régression ou un effacement, tant le gravé chez Soulages est plus qu’une simple réitération multiple et illustrative du peint. Gilbert Dupuis a démontré à quel point Pierre Soulages se tint éloigné du « démon de la gravure d’imitation », sut s’approprier le médium et ses complexes propriétés, se joua de ses limites afin d’y poursuivre ses réflexions, implicites et pragmatiques, sur la trace, la forme, la surface, la couleur. La plaque travaillée et encrée devenait ainsi en elle-même sa propre empreinte, l’action poussée à l’extrême de l’acide sur le cuivre y ouvrant un espace digne de celui que la lumière, sur ses toiles, vient dérober à l’« outrenoir ».

gravure de Pierre Soulages et sculpture de Pierre Tual, Vue de l’exposition ‘L’Oasis de Lambilliotte’. Photo Nicolas V.

C’est probablement ce Soulages sachant être errant et téméraire, adonné aux contingences d’une technique et prêt à l’accident pouvant en découler, pour lequel « ce ne sont pas les plus mauvaises fois, celles où on perd le chemin et où un autre s’ouvre, imprévu », qui dans la soumission aux péripéties de l’acte créatif trouve sa raison et sa liberté d’artiste, que l’on rapprochera le plus volontiers de Lambilliotte et « des » Support-Surface, dont il fut l’aîné et, très tôt, un observateur attentif, comme le relate Viallat (de nouveau dans ArtPress en 1991) : « Soulages, pour moi, a été un peu le grand frère, j’avais la possibilité de parler avec lui et il me rassurait sur le travail que nous avions entrepris, y compris a contrario. […] Il visitait nos ateliers. » Des mots qui à Chatou prennent un sens singulier, quand on sait qu’Henri Matisse y fit, en 1901, une visite pareillement encourageante aux futurs fauves (dont le séparait une différence d’âge analogue à celle entre Soulages et ses « frères »).

C’est également par une amitié, authentique et profonde, que l’on passe de Soulages à Pierrette Bloch.

Alain Lambilliotte, ‘Hommage à Pierrette Bloch‘. exposition ‘L’Oasis de Lambilliotte’, Photo Nicolas V.

Amitié personnelle, qui lia pendant près de 70 ans l’une à l’autre, et que remémore un émouvant texte à lire sur le site web de ce dernier ; mais aussi, plus largement, amitié plastique : Bloch ne fut-elle pas à l’origine de l’exposition de Bages (où Meurice et Soulages étaient ses voisins de villégiature), conçue comme un appel à créer des œuvres originales à partir de papiers préparés laissées par elle à sa disparition dans son atelier, hommage par émulation élégant jusque dans son titre : « Ce n’est que moi » ? Et c’est sur ses encres, mélopées de lignes délicates et coalescentes ou incantatoires écheveaux de graphies débridées (dont il est tentant de faire sillage commun avec les « lignes ondulantes » de Lambilliotte), que l’on gagne à terminer l’exposition, tant elle se révèle concentrer, dans et autour (car le vide y est autant inéluctable, sûr et nécessaire que chez Soulages, que chez Lambilliotte, que chez Support-Surface) de ces lignes et de ces points sans relâche repris plus que refaits.

Ce que ses invités pourraient avoir en commun à la fois d’aventureux et d’assidu, d’évident et d’entendu : un quasi vocabulaire formel dans lequel on s’entête pour mieux s’en défaire ; des supports, matériaux et techniques qu’étrangement on finit par magnifier en les mettant en cause sinon même en danger ; un acte de création auquel on croit et s’abandonne, tout en choisissant de le mettre en doute voire de le troubler, dans un salutaire et exaltant questionnement de ce que peut, ou plutôt veut bien être la peinture.

 

Sculpture de Pierre Tual (au second plan, œuvre d’Alain Lambilliotte) Vue de l’exposition ‘L’Oasis de Lambilliotte’, Photo Nicolas V.


A l’étage, tableau de Bernard Boyer, photo Nicolas V.

Questionnement que l’on prendra plaisir à poursuivre dans les étages supérieurs de la maison Levanneur – au gré de ces réjouissants jeux de formes que Bernard Boyer laisse vaguer de toile en toile, entre abstraction farcesque et pacotille surréalisante ; de ces volumes métalliques dont Pierre Tual, sculpteur à son aise parmi les peintres (et dont plusieurs pièces s’épanouissent dans l’oasis), rend l’emphase légère et la monumentalité gracile ; de ces photographies où Serge Najjar déduit du noir et blanc de certain détail architectural une allusive et élégante picturalité ; ou de ces broderies dans le lacis desquelles Hala Schoukair paraît donner fibre, densité, corps aux motifs cellulaires dont son dessin s’enchante.

#Nicolas V. (texte et photos)

jusqu’au 17 mars 2024 à la Galerie Bessières, Ile des Impressionnistes / 2-3 rue du Bac, Hameau Fournaise, 78400 Chatou
entrée libre, les jeudis, vendredis et samedis de 14h30 à 18h30
et sur rendez-vous : Tél : +33 (0)6 75 62 83 33 – Mail : galerie@bessieres-art-contemporain.com

Pour aller plus loin : le site d’ Alain Lambilliotte