Culture
Dorothea (Tanning) et Max (Ernst), un couple d’artistes à égalité
Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 26 avril 2019 à 15 h 28 min – Mis à jour le 26 avril 2019 à 15 h 37 min
Vous reprendrez bien une gorgée de Tate ! Singular’s vous a déjà invités à faire un saut à la Tate Modern de Londres. Parmi ces expositions, celle consacrée à la surréaliste Dorothea Tanning (1910-2012) mérite le détour et le retour, tant la destinée de cette artiste majeure du vingtième siècle et son union avec Max Ernst (1891 – 1976) sont riches d’enseignements.
De l’inconvénient d’être femme
Tout d’abord, l’exposition de la Tate Modern fait date par le nombre d’œuvres et de documents, film compris, et devrait faire rougir le Centre Pompidou à Paris. Car, avec cette rétrospective, l’Europe signale enfin, après les Etats-Unis, que Dorothea Tanning est une artiste majeure du vingtième siècle. Oh certes, Dorothea était reconnue de par le monde, mais de là à comprendre qu’elle est de tout premier plan, le pas n’avait pas été franchi. Pourquoi ?
La première explication est évidente et désobligeante : parce que cette artiste est…femme. Au vingtième siècle elles n’étaient pas aussi admises et nombreuses qu’aujourd’hui dans les sphères de la culture. Le mouvement surréaliste, c’est un de ses honneurs, a compté et lancé de nombreuses femmes peintres et poètes : Bona de Mandiargues, Leonora Carrington, Meret Oppenheim, Toyen, Unika Zürn (lisez son incandescent Homme Jasmin), la poétesse Joyce Mansour, etc.
Mais notre chère Dorothea, outre d’être au moins aussi jolie et américaine que Liz Taylor, eut un autre tort.
De l’inconvénient d’être mariée et pas avec n’importe qui…
En 1943 elle rencontra Max Ernst qui fut à ce point séduit qu’il l’épousa et ne la quitta plus jusqu’à sa mort. Au beau Max, on peut, avec une grivoiserie toute picturale, appliquer la formule : « celui-là, il s’en est passées sur le pinceau »… Avant Dorothea en effet, le peintre en avait vu et épousé d’autres, notamment Peggy Guggenheim, dont cette année est le bicentenaire de naissance et ce serait l’occasion de faire un saut à Venise pour visiter son Musée-Fondation au Palazzo Venier dei Leoni à Venise. Peggy était non seulement belle et d’une franche liberté, mais aussi milliardaire et mécène ; cela tombait bien pour un exilé allemand fuyant la guerre aux Etats-Unis. Avec Dorothea, Max Ernst « refait sa vie », l’expression commune est là encore adéquate. Le couple sans grands moyens trouve, dans l’Arizona près de Sedona, un ranch que Max va retaper à tours de bras et torse nu, tout en peignant dans ce paysage de western des tableaux qu’il intitule surréalistement Colorado de Méduse. Sur le patio il sculpte deux figures de Roi et Reine d’échecs où une photo les montre tous deux dans leur exultant rayonnement de couple.
Un couple à égalité de création
Ce n’était pourtant pas gagné, et c’est la troisième raison qui explique que ce fut peu après sa mort (en 2012, à 102 ans, comme Kirk Douglas sauf que Kirk vit toujours ; comme quoi le serial sex vous entretient, et je ne parle pas du fils de 74 ans, Michael), c’est donc fort tard qu’on commence à prendre conscience que Dorothea Tanning est une artiste de premier plan comme son époux, qui pourtant n’est pas moins géant que Picasso si l’on se souvient de tous les nouveaux langages qu’il a inventés, du frottage à la décalcomanie jusqu’au collage qu’il a pratiqué en visionnaire là où Picasso et Braque y virent surtout un nouveau langage artistique. Toujours est-il que Dorothea souffrit de ce qu’une femme, bien plus jeune que son compagnon qui plus est, reste « la femme de »…
Tous deux pendant ce temps faisaient l’art et l’amour en expansion réciproque, stimulés et multipliant la créativité de l’un par celle de l’autre. Dans un des tableaux de leurs débuts, Dorothea intègre une lettre d’amour codée « à mon cher Max »… vite masquée par un premier plan qui suspend opportunément la lecture et les regardeurs ainsi laissés tout songeurs. Les tableaux de Dorothea ne laissent aucun doute sur l’érotisme onirique de leur couple. Avec des substrats de cauchemars d’enfance, où remontent quelque attouchement traumatique avec un adulte à lunettes peu ragoûtant. Un chien jappe dans les parages et grandit plus haut que la petite puis la jeune fille qui sont peintes ; le chien ne quittera plus Dorothea, jusque dans ses dernières grandes toiles mais cette fois dans tout un retournement d’espaces fourrés et poilus qui déploient le plaisir.
La chambre des corps qui dégorgent
En 197’ tout de même, Paris offrit à Dorothea Tanning l’espace du Centre National d’Art Contemporain, présentée par Alain Jouffroy pour qu’elle y fasse une vaste installation de ses fantasmes. On se retrouva à déambuler en chambres d’hôtel plus que borgne, cousues de toile de jute ocre, du plafond aux murs où poussaient des ventres, avec ça et là un fauteuil et un matelas où un méli pas mélo de jambes ou torses débordait du jute et des ressorts. Et puis, dans l’esprit de « l’Objet surréaliste » inventé, l’artiste avait ponctué les couloirs et alcôves de ses sculptures d’un genre tout à fait nouveau, cousues à la main par elle et nouant des membres sexués ainsi que le brun et rose à la façon d’un Yin et Yang totalement nouveau… Une des meilleures illustrations de la fameuse phrase d’André Breton : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas ».
Après quoi, Dorothea Tanning déboucha sur des espaces picturaux plus amples et liquides, sortis d’étouffement, où des intimités de chair ou de souffles se devinent dans les draps comme au ciel. Là, cette artiste fut totalement seule dans son merveilleux et haletant continent.
Informations pratiques et bibliographie
Exposition Dorothea Tanning Tate Modern, Londres, jusqu’au 9 juin 2019
Bankside, London SE1 9TG, (Royaume-Uni)
Horaires :
-Du dimanche au jeudi : 10.00–18.00
-vendredi et samedi : 10.00–22.00
Chronique – Ce qui reste de ce qui passe…
Informations pratiques et bibliographie
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Exposition Dorothea Tanning Tate Modern, Londres, jusqu’au 9 juin 2019
Bankside, London SE1 9TG, (Royaume-Uni)
Horaires :
-Du dimanche au jeudi : 10.00–18.00
-vendredi et samedi : 10.00–22.00
Chronique – Ce qui reste de ce qui passe par Jean-Philippe Domecq
Ressources bibliographiques
- André Breton. Le Surréalisme et la peinture, en Folio-Gallimard, pour se rendre compte que le chef du Surréalisme n’aura manqué aucun des artistes majeurs de son siècle et en aura promu beaucoup. Grand critique d’art autant que poète charismatique, donc.
- Max Ernst : Une Semaine de bonté, « Livres d’art », Gallimard, pour saisir l’alchimie des collages.
- Unica Zürn, L’Homme-Jasmin, préfacé par André Pieyre de Mandiargues, collection « L’imaginaire », Gallimard ; et Sombre Printemps, éd. Le Serpent à plumes.
- Magali Croset-Calisto
- Bona de Mandiargues, l’art et la littérature – Les Enjeux d’une poétique du fil, éd. Edilivre (commander à client@edilivre.com & www.edilivre.com)
- La femme surréaliste, de la métaphore à la métonymie, ed. L’Harmattan.
- Joyce Mansour : Spirales vagabondes, coll. « or-la-loi », Nouvelles Editions Place ; Et Œuvres complètes, éd. Michel de Maule.
- Jean-Philippe Domecq, Comédie de la critique, trente ans d’art contemporain, rééd. Pocket, coll. « Agora » notamment les chapitres sur les Surréalistes, dont Dorothea Tanning.
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