Culture

Du soi-disant « Nietzsche de gauche », et d’un philosophe plus éclairant, Jacques Bouveresse

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 29 août 2022

De la philo maintenant, sous forme de test : après 68 il était obligatoire de considérer Nietzsche comme « philosophe de gauche », c’était étonnant pour qui l’avait lu, mais les grands penseurs d’alors, Foucault, Deleuze, Derrida vous le disaient ; il y en avait un ne le disait pas, c’est Jacques Bouveresse, dont la mort l’an dernier a affecté Jean-Philippe Domecq qui le reconnait comme un vrai philosophe, lui, qui démonte en démontrant dans un livre éclairant, Les foudres de Nietzsche, et l’aveuglement des disciples (ed. Hors d’atteinte) …

L’intelligence de la bêtise

A priori, vous doutez que l’intelligence puisse être sotte, tant les deux termes paraissent antinomiques.
Et pourtant, constatons : si la bêtise ne se renouvelait constamment, n’en aurait-on pas fait le tour, depuis le temps ? Il ne vous a pas échappé qu’elle n’a toujours pas disparu de l’Histoire, n’est-ce pas ? C’est donc que la bêtise progresse au rythme de l’intelligence qui lui propose de nouveaux thèmes.
Toute idée neuve libère, puis devient carcan par systématisation, avant que le troisième temps de la dialectique ne la filtre. Et pourquoi les humains font-ils ça à chaque époque immanquablement ?

Faire face à l’angle mort de l’opinion dominante.

Ma petite explication : changer de pensée fait peur, la liberté nous sort de nous-même. Remède à usage personnel : lorsque vous vous sentez seul à ne pas admettre ou comprendre quelque chose, gardez cela en tête, traquez votre bêtise et votre méconnaissance, et si au bout de vos recherches vous ne comprenez toujours pas, c’est que vous aviez vu l’angle mort de l’opinion dominante.
Exemple : quand vous étiez étudiant, les grandes autorités intellectuelles à la mode vous disaient que Friedrich Nietzsche était évidemment de gauche alors que, dans ses livres où il gueule en permanence (il faut bien le dire : Nietzsche gueule), vous trouviez plein, mais plein d’idées fâcheuses, et même fachos. Hitler n’avait peut-être pas eu tort de s’incliner devant sa tombe. – Ah mais vous n’y êtes pas, jeune homme ! Nietzsche est un grand philosophe, or il n’y a de grande politique que de gauche, donc Nietzsche ne peut être que de gauche. Syllogisme que vous trouvez sous les louanges de gauche de Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze dans les années 1970.

Idées répétées = constante de pensée

N’allez pas croire que le culte de la force contre l’avilissement démocratique soit un dérapage occasionnel, une panne momentanée de pensée chez l’auteur de Par-delà le bien et le mal. Non, et Jacques Bouveresse fait le travail de relevé dans toute l’œuvre, sérieusement, méthodiquement, sans a priori, et force est de constater que Nietzsche écrit et répète et développe une pensée politique qui multiplie les petits pains idéologiques du genre : « Les faibles et les mal-venus doivent périr : premier principe de la société. Qu’est-ce qui est plus nuisible qu’un quelconque vice ? La compassion…le christianisme ».

Tout vient de là selon Nietzsche, le christianisme est né du ressentiment des faibles contre les forts, dont ils veulent prendre la place. « Ce dont j’ai peut-être donné un concept : que le christianisme, comme idéal plébéien, avec sa morale, aboutit à la détérioration des types virils supérieurs » (ça ne vous rappelle rien ?…). Cette révolte des Juifs fut « une préparation du mode de pensée démocratique ». D’où l’égalitarisme, le rousseauisme, « féminisé » : « Partout le médiocre se rassemble, pour se transformer en maître ! Tout ce qui amollit, féminise, rend doux, fait valoir le « peuple » ou le « féminin », agit en faveur du suffrage universel, c’est-à-dire de la domination des hommes inférieurs. Mais nous voulons exercer des représailles »…, oui : « il faut une doctrine suffisamment forte pour agir comme un dressage : fortifiante pour les forts, (…), destruction des races déclinantes. »

Remède à la décadence ? Le philosophe le répète autant qu’il peut : « Nous ne considérons tout simplement pas comme souhaitable que le royaume de la justice et de la concorde soit fondé sur la terre (parce que ce serait sous tous les rapports le royaume de la médiocrité) ; nous nous réjouissons de tous ceux qui, pareillement à nous, aiment la guerre, le danger, l’aventure, qui ne se laissent pas accommoder, réconcilier et châtrer ; (…) nous réfléchissons à la nécessité d’un nouvel esclavage »… Comme on voit, le discours était prêt.

Un peu de maturité de pensée, s’il vous plaît

Heureusement, on le sait, tous les philosophes ne sont pas aussi peu philosophes. Kant, penseur des Lumières, n’en déplaise à l’auteur du Gai savoir, a le savoir autrement rigoureux et…gai. Spinoza, excusez du peu, estime que le but de la politique est le bonheur, et on ne l’accusera pas de manquer de rigueur. Jacques Bouveresse non plus, qui a introduit en France le grand philosophe du langage, Ludwig Wittgenstein, ne cultivait pas l’esprit de contradiction à la Nietzsche.

Lorsque dans son dernier essai,  Les foudres de Nietzsche, et l’aveuglement des disciples, l’auteur déconstruit la constante de celui-ci, il en est gêné pour lui : Nietzsche est amené à formuler une de ces affirmations choquantes et odieuses dont il est capable, et que l’on aimerait pouvoir oublier charitablement : « L’homme devenu libre, foule aux pieds cette sorte de bien-être méprisable dont rêvent les épiciers, les chrétiens, les vaches, les femmes, les Anglais et d’autres démocrates. L’homme libre est guerrier » ». C’est dans les Considérations inactuelles de Nietzsche, mais dans l’actualité intellectuelle qu’a vécue Jacques Bouveresse, il n’a pas fait bon décrypter les « nouveaux philosophes » qui n’avaient de nouveau, à partir de 1977, que de remplacer les philosophes par des éditorialistes, des passeurs médiatiques d’évidences.
Là encore, on cherche en vain la maturité de pensée de cette pensée, cette fois de grand magasin.

Un intempestif nuancé

Jacques Bouveresse l’a payé cher de son vivant et ceux qui l’ont occulté commencent à essayer de se dédouaner de la mise à l’écart journalistique qu’ils lui ont fait subir. C’est ce que rappelle opportunément un de ses proches, Jean-Claude Monod, (La raison et la colère, Seuil) d’autant plus fiable qu’il stipule qu’il ne fut pas toujours en accord avec lui. Il retrace l’itinéraire de Jacques Bouveresse qui fut un initiateur, un éclaireur, et relégitime, au total, la figure de « l’intellectuel » singulièrement dévalorisée par ce qu’il faut bien appeler « les médieux », demi-dieux du prêt-à-penser dont les médias pourraient se passer car le « peuple », contrairement aux puérilités rageuses de Nietzsche, veut plus que ce qu’il sait déjà.

C’est pourquoi Jean-Claude Monod explique que la pierre de touche de la pensée de Bouveresse est « la critique du langage qui devient la forme par excellence de la critique sociale et politique ». D’où ses études sur Karl Krauss (1874-1936) ce grand agitateur d’idées qui, dans la Vienne « Fin de siècle », du temps de Freud, Musil, Klimt, Einstein, Loos, Schoenberg, Webern (et on en passe), a, dans des conférences hebdomadaires pré-dadaïstes, furieusement anticipé la logique médiatique qui allait se retourner contre la liberté d’opinion qu’on attend d’elle : « Que le premier qui a quelque chose à dire, sorte du rang et se taise ! », s’esclaffait Karl Krauss. On y est.
Il est temps de relire ce que Bouveresse écrivit de tout cela.

#Lu par Jean-Philippe Domecq

Références bibliographiques

Jacques Bouveresse, Les foudres de Nietzsche, et l’aveuglement des disciples, éditions Hors d’atteinte, coll. « Faits et idées », 336 p.., 18 €

Parmi les nombreux autres ouvrages de Jacques Bouveresse, aux mêmes éditions on pourra lire :
Les Premiers jours de l’inhumanité, en écho au génial opéra d’idées de Karl Krauss, Les Derniers jours de l’humanité.

Jean-Claude Monod, La raison et la colère, un hommage philosophico-politique à Jacques Bouveresse, éditions du Seuil, 138 p., 12€

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