Emmanuel Reibel. Du métronome au gramophone. Musique et révolution industrielle (Fayard)

Les inquiets d’une domination « artistique industrielle » de l’IA via Chat GPT, Bart, Midjourney et autres avatars doivent lire le stimulant essai d’Emmanuel Reibel, (Fayard, 388 p., 18 €). Le musicologue rappelle que bien avant l’écriture et l’image produites par diverses révolutions technologiques, la musique est devenue dès le début du XIXe, indissociable des machines : du métronome au gramophone. La reconfiguration des pratiques et des valeurs associées à l’art qu’elles induisent ont poussés compositeurs et interprètes à se réinventer.  Le romantisme devient « comme le négatif (au sens photographique du terme) de la révolution industrielle ». Dès lors, à nous de faire émerger l’art à naître de la révolution de l’IA.

Ce n’est pas seulement le monde physique qui est maintenant organisé par la machine,
mais bien aussi notre monde intérieur spirituel […], nos modes de pensée et notre sensibilité.
Les hommes sont devenus aussi mécaniques dans leur esprit et leur cœur que dans leurs mains.

Thomas Carlyle

Une pratique de la musique, née de mutations sociales accélérées

Sans date, le constat de Thomas Carlyle (1795 -1881) pourrait être signé aujourd’hui à propos de Chat GPT sauf qu’il date de 1829 ! Le machinisme percutant une activité artistique – que ce soit sa production, son interprétation  ou son réception n’a rien de nouveau et permet donc de se penser à l’aulne de l’Histoire. C’est le grand mérite de cet essai pluridisciplinaire – technologique, économique, sociale et esthétique –  que de remettre en perspective la «  littérature industrielle » déjà conspuée par Sainte Beuve et Victor Hugo,  favorisée une inflation vertigineuse du nombre d’instruments construits, de méthodes éditées et de partitions publiées. Fin de l’art ? pas vraiment

Notre perspective sera avant tout esthétique, car ces machines nous intéressent surtout, par-delà l’histoire de leur confection ou de leurs usages, en ce qu’elles irriguent les discours et nourrissent l’imaginaire collectif ; en ce qu’elles font évoluer la réflexion sur ce qu’est la musique, sa composition et son interprétation ; et en ce qu’elles reconfigurent le champ des valeurs associées à l’art.
Emmanuel Reibel

L’homogénéisation du métronome

Qui aurait soupçonné un tel impact culturel ?  « Dans l’univers des musiques actuelles, le clic est le dernier avatar d’une célèbre invention du XIXe siècle : le métronome » Le dépôt du brevet à Paris par l’Autrichien Maelzel date de 1815. Avec ses cadences accélérées, l’engin qui mécanise et externalise le sens de la pulsation crée une nouvelle relation au temps et à l’espace, et confirme selon l’auteur « son obsession pour la rationalisation des modes de production, la civilisation de la vapeur et de l’électricité donne l’impression d’ébranler les fondements même de l’art. »

De l’utilisation de la vapeur à l’électricité

Non seulement les machines (automates et orgues de barbarie, …) « jouent » désormais de la musique, mais elles concurrencent aussi les compositeurs et leurs interprètes : de Beethoven qui s’en inspire dans la 5e à Berlioz qui prône la révolte… « Ces derniers se trouvent pour la première fois face à une injonction contradictoire : on leur demande de rivaliser avec la régularité, la précision et la vitesse des instruments mécaniques (il leur faut désormais se soumettre à un apprentissage de plus en plus rationalisé, qui traite les corps comme des mécaniques) ; mais on leur demande simultanément de cultiver au plus haut point ce dont les machines sont dépourvues : l’expression. » Le romantisme et le triomphe des virtuoses peuvent se lire comme contrepoints de cette mutation culturelle.

Reconfigurer des pratiques et des valeurs

L’historien en profite ainsi pour fustiger l’opposition entre art et industrie qu’il juge « artificielle ». Et pour cause : « puisque la notion de musique industrielle, ou de musique mécanique, est surtout mise au service d’une rhétorique de l’invective, afin de défendre une certaine idée de l’art » En pratique, il insiste que les œuvres du XIXe siècle intériorisent les noces de l’art et de l’industrie, par exemple dans la nouvelle esthétique de la vitesse qu’elles promeuvent (voir le passionnant catalogue Le voyage en train, Musée de Nantes)

Autre recul qu’il autorise, l’impact de l’électricité n’a pas été seulement visuel (voir Les nuits électriques, MUMA du Havre) ; elle a permis une nouvelle expérience musicale passant par la galvanisation des auditoires et l’électrisation des foules. « Non seulement la nouvelle énergie merveilleuse reconfigure l’appréhension de la musique mais elle bouleverse sa diffusion, puisqu’elle accompagne, via la téléphonie musicale, les mutations anthropologiques de la culture sonore à la fin du XIXe siècle. »

Autant dire que ce recul historique apporte de stimulantes perspectives – l’essai s’arrête à l’enregistrement – pour envisager les mutations à venir de l’art et l’artiste avec (ou contre)  l’IA.
Avec une conviction, n’en déplaisent aux technophiles tout digital, l’humanité ne se laissera enfermée ni dans l’IA, ni dans le méta et saura a sa manière les augmenter.

#Olivier Olgan