Essai : Les Maîtres de la manipulation, de David Colon (Tallandier)

Propagande, La manipulation de masse dans le monde contemporain, Champs Histoire, 2019,
Les Maîtres de la manipulation, Un siècle de persuasion de masse, Tallandier, 2021 – Texto Poche, 2023

Fakes newsmanipulations, persuasions de masse d’une efficacité exponentielle ébranlent de plus en plus les fragiles équilibres démocratiques. David Colon, historien et enseignant à Sciences Po avec deux livres magistraux complémentaires, Propagande (Belin, 2019) et Les Maîtres de la manipulation (Tallandier, 2021) fournit le recul et les clés nécessaire pour mieux réfléchir et déjouer les ressorts de la propagande qui minent nos démocraties. Les portraits des sorciers -ingénieurs du consentement distillent en creux notre résignation face à des techniques toujours plus sophistiquées. Son appel à la résistance de l’esprit critique est salutaire.   

De la fabrique du consentement à celle du dissentiment

Passionné par la “fabrique de l’opinion” et la « gouvernance des conduites« , l’historien constatait le rétrécissement de l’espace public, l’effritement du rôle d’intégration, de pacification de la vie politique et sociale des médias traditionnels. L’efficacité « d’exposition sélective » des réseaux sociaux c’est-à-dire notre tendance naturelle à privilégier les informations allant dans notre sens et à réfuter les autres, exacerbe un « ensauvagement » de la prise de parole et de son exigence performative (le buzz).
Avec deux conséquences, le triomphe du relativisme en détriment de la parole scientifique et la polarisation extrême des postures dans un contexte de brutalisation des débats : « Au régime de vérité fondé sur des faits partagés, déplore le chercheur succède un nouveau régime de vérité qui repose sur un relativisme absolu et le cloisonnement idéologique : la post-vérité. »

« La fabrique du consentement » longtemps facteur de cohésion d’un espace public élargi et inclusif des démocraties s’efface au profit d’une « fabrique du dissentiment ». Ce poison a « disrupté » la démocratie libérale par l’efficacité d’une ‘persuasion individualisée de masse’ ; les « biais de confirmation » comme les expositions sélectives sont démultipliée par les outils de microciblages des réseaux sociaux, au cœur de leur modèle économique (cf. La civilisation du poisson rouge, évoquée par Bruno Patino).
Pour s’en extraire, l’auteur invite à recréer les conditions d’un espace public apaisé et d’un espace informationnel où les journalistes retrouvent un rôle de gatekeepers, c’est-à-dire de « portiers neutres de l’information » en même temps que la confiance du public.

Vladimir Poutine, dernier « ingénieur du chaos » ?

Avec le portrait d’une vingtaine de « Maîtres de la manipulation », de Goebbels à Walt Disney, de Franck Capra à Richard Thaler, de David Ogilvy à Mark Zuckerberg, … Colon complète ses analyses – qui sont autant d’alertes – en s’appuyant sur une généalogie d‘ingénieurs du consentement (ou du chaos, selon l’objectif), à la source de techniques et de dispositifs toujours plus perfectionnés de persuasion de masse. « Beaucoup d’entre eux se connaissent, s’inspirent les uns des autres, se plagient parfois, et rivalisent d’ingéniosité pour s’imposer face à leurs concurrents. » rappellent l’auteur pour croquer cette « fraternité » scientifique….
Et d’évoquer les trois grandes approches depuis le début du XXe siècle, d’une « persuasion invisible », savamment conçue et orchestrée par des ingénieurs des attitudes humaines :

  • « la première est celle de la persuasion par la répétition, qui consiste à exposer les individus à un message répété de façon persistante et de façon indifférenciée, comme l’ont fait tour à tour George Creel, Joseph Goebbels, Walt Disney et Lin Biao.
  • La deuxième approche se veut ouvertement scientifique et repose principalement sur l’application des méthodes quantitatives aux études de marché et à la mesure de l’impact des opérations de persuasion. Cette approche est celle de Lasker, d’Ogilvy, de Bongrand, ou de Karl Rove.
  • La troisième approche, enfin, consiste en l’application de la psychologie à l’art de la persuasion en vue d’identifier et d’influencer les mobiles des conduites humaines. Elle a été mise en œuvre principalement par Edward Bernays, Ernest Dichter et, plus récemment, Steve Bannon. »

Tous animés d’une même utopie ; comprendre voire anticiper les mobiles de toute action.

L’efficacité redoutable de « l’individualisation de masse » rend le « rêve » réalité : « L’ère de la persuasion numérique de masse désigne le retour de l’humain à un nouvel état de minorité, entendu comme l’incapacité d’agir sans être secrètement influencé ». Ce cauchemar démocratique appelle selon l’auteur à faire mieux connaître les mécanismes pour ne pas être dupes, et à nous donner les moyens (par la déconnexion) d’en être libres et à développer une éthique de leur utilisation.
Mais est-il encore possible de rester adultes alors qu’au nom de l’urgence climatique, l’écologie politique s’empare et promeut avec la foi inébranlable des bonnes consciences de toutes les techniques de persuasion pour obtenir notre consentement à leurs solutions, qui n’ont pas toujours fait l’objet des évaluations scientifiques pour être légitimes, sans parler du cynisme de démagogues de tout poil qui ont compris le potentiel de ces outils qui arrivent à maturité ….

Se rendre conscient et libre de toute manipulation devient le grand défi intellectuel du XXIe siècle. David Colon apporte une incontournable contribution et un éclairage multidisciplinaire indispensable.

#Olivier Olgan

Pour suivre les travaux de David Colon