Culture
Essais : Face aux dévoiements de la Tech, peut-on encore arrêter la machine ?
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 10 décembre 2019 à 1 h 13 min – Mis à jour le 10 décembre 2019 à 1 h 14 min
Ils viennent d’horizons très différents. Felix Tréguer, de l’associatif, Philippe Delmas, de la grande entreprise, ancien PDG d’Airbus, Gaspard Koenig de l’enseignement en philosophie… Pourtant, leur scepticisme, déception et inquiétudes sur le devenir de la Tech et l’omniprésence du digital pour ‘résoudre’ le futur se rejoignent. Il est temps selon eux de desserrer l’étau digital qui enferme nos vies privés.
Le point de vue de l’activiste : La technocritique doit s’attaquer aux imaginaires.
« Il faut aller vers une désescalade technologique, en passer par des prises de conscience individuelles et collectives. Il faut désirer une vie avec moins d’informatique. » Au fil d’une « contre-histoire » des dispositifs de pouvoir, que fait remonter au début de l’imprimerie au XVé siècle, Félix Tréguer, membre fondateur de l’association La Quadrature du Net, et chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS déplore le détournement systématique par les Pouvoirs de « l’espoir d’une distribution du pouvoir » que ce fut par le livre, la presse puis l’arrivée de l’ordinateur personnel. L’histoire se répète.
Dans un analyse historique et politique très dense et passionnante, le chercheur du CNRS n’hésite pas à qualifier de « déchue » l’utopie émancipatrice et révolutionnaire que portait l’Internet des origines. Elle se heurte désormais à la société de surveillance généralisée et de concentration monopolistique de l’économie du Net : « La gouvernance par les données sert de nouveau mode de gouvernement, les protections juridiques associées à l’État sont tendanciellement dépassées, la technologie informatique continue sa marche en avant au service du pouvoir. »
Quelque que soit le média, l’enjeu et l’avenir de démocratie reste d’abord et avant tout une question de liberté de l’individu dans l’espace public. De l’imprimerie aux usages actuels de la technologie, les Etats ont toujours su – et réussi – à récupérer et s’approprier les communications pour contrôler et surveiller les individus, une « reféodalisation » qui s’accompagne d’un recul grave des libertés publiques.
Même si le contexte politique et politique ne semble pas vraiment favorable à contrer « cette servitude volontaire », l’auteur appelle à « d’abord et avant tout arrêter la machine ». concrètement, en occupant le terrain juridique, « ne serait-ce que pour des luttes symboliques », en légiférant en matière de protection de la vie privée… en clair, sortir de notre confiance aveugle dans le paradigme technologique : « C’est à la ‘croissance des capacités’ elle-même qu’il faut s’attaquer, et donc aux imaginaires, aux rationalités, aux institutions qui la rendent possible – par exemple la foi aveugle dans le progrès technique et le mantra sans cesse rabattu qui voudraient qu’une technologie soit neutre. »
Le point de vue du stratège d’entreprise : La Tech est une économie radicalement inégalitaire.
« Les plus graves défis de la Tech vont survenir dans les décennies à venir. Il faut nous y préparer en formant les esprits autrement. » Difficile d’accuser l’auteur de technophobie, Philippe Delmas fut l’un des grands chefs d’entreprises européennes de deux dernières décennies (à la tête d’Astrium, puis Airbus). Celui qui dirige désormais une société de conseil en stratégie industrielle rappelle que l’enjeu contre cette Tech qu’il qualifie de « despote détaillé, régulier, prévoyant et doux » n’est pas celui d’une autre organisation économique et social, mais bien sociétale et politique, celui « du contrôle de nos vies » dans un monde qui s’affirme « sans profondeur, sans complexité et sans lenteur »
S’appuyant aussi bien sur l’histoire industrielle, du management que de la philosophie politique, son réquisitoire est implacable contre cette « Révolution numérique qui s’inscrit dangereusement dans les fragilités de nos sociétés voire de nos personnes. » Méthodiquement, s’appuyant sur les grands penseurs comme sur des statistiques éclairantes, le stratège décortique l’impact de la Tech : qui érode le socle économique, mine le contrat social des démocraties, nous entraîne inéluctablement vers un despotisme démocratique.
Pour contrôler cette « logique des vainqueurs » dont la dynamique agrégative creuse les inégalités d’une part, et « rétablir la vie privée » d’autre part, l’entrepreneur appelle les dirigeants publiques et privés à une triple exigence :
– Faire un devoir d’imagination politique en redevant les « maîtres des horloges », et du rythme des marchés,
– Proposer une vision politique de la révolution numérique, « c’est-à-dire une chronique de notre futur collectif avec elle », en s’appuyant sur un récit qui séduise et entraine, réponde à notre obsession de ‘sécurité’, celle d’être protégé de tout, tout le temps, sans que soit posée la question du coût réel, économique, politique, mais surtout symbolique,
– S’appuyer sur l’Europe « qui possède une légitimité unique parce que pour elle, et seulement pour elle, c’est aussi un enjeu de civilisation. Car au-delà de la défense des individus, il s’agit de défendre la fécondité houleuse de leurs différences, ce mélange d’enracinements profonds et étroits, de rencontres fulgurantes et d’alchimies de mémoire, qui nous façonne depuis vingt-cinq siècles. »
Le point de vue du philosophe : Nous devons être propriétaires de nos données.
L’analyse du philosophe – une fois n’est pas coutume – ne s’appuie pas uniquement sur des concepts désincarnés, mais sur une très solide enquête de terrain. De San Francisco à Pékin en passant par Tel-Aviv, Copenhague ou Oxford, le président du think tank libéral Génération libre a été à la rencontre des acteurs (investisseurs, entrepreneurs, scientifiques) qui forgent les discours (ne pas oublier l’écart entre l’appel aux financements et la réalité de l’IA), les usages (et les addictions) de ce qu’on appelle par commodité « l’Intelligence artificielle (IA) ».
Le constat du reporteur-philosophe est lui aussi terrible sur l’avenir de notre organisation sociale : le confort utilitariste de l’IA aboutit à enfermer l’individu dans la moyenne statistique de lui-même, et d’effacer son libre-arbitre au profit de ‘communautés’ agrégation d’individus reliés par une conviction, soit par une moyenne statistiques, teintés de collectivisme. Sortir de cet asservissement – annoncé mais aussi assumé – exige une réponse juridique et éthique à la hauteur des risques : l’instauration d’un droit de propriété privée sur nos données personnelles.
Cette réappropriation des données n’a pour Gaspard Koenig que des avantages : permettre à chaque individu d’effectuer par lui-même un arbitrage entre confort et liberté, traiter les données comme des biens soumis à un contrat, créer un marché de la data distribuant les profits aux individus qui les génèrent.
Il n’y a pas une fatalité technologique.
Les trois auteurs appellent à un renversement de paradigme : les algorithmes (IA), la Tech ou l’internet doivent être au service de nos vies et non l’inverse. Cela relève d’un choix social, politique et éthique que seule une ambition européenne peut (face aux maîtres de l’IA (américain et chinois) et doit porter des régulations ambitieuses, conciliant autant que possible prospérité, responsabilité et libertés.
Le défi est immense. Ces trois livres contribuent à forger une alternative au capitalisme triomphant des données.
Références bibliographiques
Félix Tréguer. L’Utopie déchue, une contre-histoire d’Internet (XVe-XXIe siècle), Fayard, 348 p., 22€…
Félix Tréguer. L’Utopie déchue, une contre-histoire d’Internet (XVe-XXIe siècle), Fayard, 348 p., 22€.
Philippe Delmas. Un pouvoir implacable et doux, La Tech ou l’efficacité pour seule valeur. Fayard, 296 p. 19€
Gaspard Koenig La fin de l’individu : Voyage d’un philosophe au pays de l’intelligence artificielle. L’Observatoire, 400 p., 19€.
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